mercredi 3 novembre 2010
Chercheur et enseignant à l'École des hautes études en sciences sociales (en 1998). - Poète
photos de 1936
Mai-juin 1936
La grève générale de mai-juin 1936 en France est non seulement un événement historique important du mouvement ouvrier mais une action collective qui a marqué durablement la conscience ouvrière. Juin 36 n’est pas seulement une date mais un symbole et, pour les participants, une fierté. Il y a un avant et un après 1936. Avant, c’est le patronat de droit divin et l’usine où l’on rentre comme dans une prison. En 1936, les travailleurs occupent les usines et c’est les patrons qui doivent plaider pour négocier, pour demander quelles sont les revendications ouvrières et même pour se voir autoriser l’entrée dans leurs entreprises. Avant, c’est les attaques anti-ouvrières qui suivent la crise de 1929. Le militantisme ouvrier est fortement combattu. Les droits sociaux sont remis en question. Après, c’est le développement des conquêtes sociales. Avant, c’est la montée fasciste de 1930-33 en Allemagne qui culmine avec la nomination de Hitler comme chancelier et la destruction des organisations ouvrières. En 1934, les ligues fascistes manifestent à Paris. Avec la montée ouvrière, les fascistes sont balayés au moment où, en Espagne les travailleurs se mobilisent pour faire échec au coup D’État fasciste de Franco. La bourgeoisie « républicaine » espagnole est une fiction. La bourgeoisie « de gauche « de Léon Blum ne lève pas le petit doigt. On pourrait espérer que les travailleurs de France et d’Espagne s’unissent pour faire face à la bourgeoisie qui va vers le fascisme dans toute l’Europe, en France comme en Espagne ou en Allemagne. L’Allemagne n’a encore aucune armée et le régime n’a pas encore éradiqué tout mouvement ouvrier en Allemagne. La destruction massive des Juifs n’est pas encore réalisée. C’est la classe ouvrière qui serait capable de se dresser contre le fascisme, mais cet espoir sera déçu : c’est du côté de la bourgeoisie que se tournent les organisations ouvrières, stalinienne comme social-démocrate. Elles ne misent pas sur la force des travailleurs pour renverser la bourgeoisie, même si celle-ci marche au fascisme et à la guerre mondiale.
1936, c’est d’abord une réaction des travailleurs face aux sacrifices, à la misère, aux licenciements, à l’aggravation des conditions d’exploitation. La vague de grève qui s’étend comme une traînée de poudre est une vague d’espoir du monde ouvrier. Les récits de ce grand maelström social sont nombreux. Simone Weil rapporte : « Joie de parcourir librement ces ateliers où on était rivés sur sa machine, de former des groupes, de causer, de casser la croûte. Joie d’entendre au lieu du fracas impitoyable des machines de la musique, des chants et des rires. Joie de passer devant les chefs la tête haute. On cesse enfin d’avoir besoin de lutter à tout instant pour conserver sa dignité. » écrit-elle dans « La condition ouvrière ». Mais les témoignages les plus nombreux viennent des travailleurs eux-mêmes : « A Moutiers, petite cité ouvrière, le maître de l’usine est maintenant un jeune ouvrier italien de 20 ans » écrit l’un d’eux. « ça s’est déclenché d’un seul coup. C’est la grève, on arrête le boulot. Tout le monde en avait marre. Tout le monde a marché. » rapporte un ouvrier inorganisé de l’Usine O de Renault Billancourt dans « Chronique de Juin 36 ». Au magasin « Trois Quartiers », un membre du comité de grève raconte : « Quelques employés résolus ont couvert les comptoirs, se sont répandus dans les rayons des magasins en disant : on fait grève. C’était une explosion, un déchaînement de passion extraordinaire. Les magasins sans militant au départ ont été ceux où la fermeture fut totale : Galeries Lafayette, Printemps, Trois Quartiers. Les femmes jouaient un rôle très actif. Elles faisaient la garde du jour et de nuit. »
Grève générale de 1936
Et la grève s’étend : Le 11 mai, chez Bréguet, au Havre. Le 13 mai, chez Latécoère, à Toulouse. Le 14 mai, chez Bloch, à Courbevoie. Le 24 mai, chez Lavalette à Saint-Ouen, Crété à Corbeil, Sautier-Harlé à Paris, Hotchkiss à Levallois. Le 28 mai, chez Renault à Billancourt. Le 2 juin, c’est une nouvelle étape vers la généralisation des grèves des chaussures Pillot aux raffineries Say et des pneus Dunlop aux studios Gaumont. Le 5 juin, la grève est totale : des garçons de café aux ouvriers agricoles. Les secteurs les plus syndiqués sont restés en dehors du mouvement : la presse, les cheminots, l’électricité, le gaz et les mines de charbon. L’ambiance est extraordinaire. Raymond Bussière témoigne : « 36, c’est la plus grande kermesse ouvrière que j’ai vu de ma vie, c’était insensé, incroyable… Tout était d’une gaieté ! C’était la force calme, tranquille, l’évidence… Le Front Populaire, je pensais que cela devait durer éternellement. Si on m’avait dit que, trois ans après, il y aurait la guerre, j’aurai été sidéré. »
Et c’est le deuxième volet de l’année 1936 : le front populaire
Au départ, les deux plus grandes organisations ouvrières, stalinienne et social-démocrate, (PCF et SFIO) jouent la division comme elles l’ont joué en Allemagne pour le plus grand profit des nazis. Mais la montée fasciste de 1934 (notamment le rassemblement du 6 février à Paris se soldant par 20 morts et 2500 blessés) a créé une énorme émotion dans la classe ouvrière de France, marquée par la victoire des fascistes en Allemagne qui ne date que d’un an. La mobilisation ouvrière contre le fascisme impose l’unité aux organisations ouvrières, politiques et syndicales. Celles-ci vont prendre le tournant mais leur réponse à la situation, loin de se donner comme perspective la lutte contre la bourgeoisie, va permettre la mise en place d’un pare-feu pour protéger la bourgeoisie de la montée ouvrière : le front populaire. L’unité y est proclamée mais avec le parti bourgeois dit « radical ». L’objectif affirmé est celui de la venue de la gauche au gouvernement bourgeois et pas du tout la mise en place à la base de formes d’organisation ouvrières et populaires susceptibles de contester cet Etat bourgeois. Le slogan de l’unité devient un moyen de faire reculer les plus radicaux au nom de l’intérêt général. L’unité apparaît à la classe ouvrière comme le plus sûr moyen de la victoire et pourtant il s’agit de l’unité avec les forces bourgeoises. Elle contribue dans un premier temps à la confiance des travailleurs et la montée de la combativité. Le 12 février 1934, PCF, SFIO, CGT et CGTU se retrouvent à la tête d’une immense manifestation qui apparaît comme le signal de la contre-offensive ouvrière et populaire. En septembre 1935, les centrales syndicales CGT et CGTU fusionnent. La gauche est unie aux législatives d’avril-mai 1936. Le PCF passe de 11 à 72 sièges. Le Parti socialiste (SFIO) passe de 132 à 147 sièges. Les radicaux, par contre, perdent 50 sièges, montrant que la force politique bourgeoise à laquelle les partis dits « de gauche » ont voulu s’allier perd de plus en plus de crédit. La poussée va nettement à gauche et elle est le reflet d’une montée sociale. Monatte, vieux militant anarcho-syndicaliste puis communiste-révolutionnaire, qui n’est pas suspect d’illusions dans les victoires électorales, écrit : « Quand on a vu devant le Mur des Combattants de la Commune, le Président du Conseil de demain (Léon Blum) lever le poing comme les camarades, comment ne pas croire que, cette fois, le gouvernement n’est plus du côté des capitalistes. » Cependant, au programme de ces partis politiques de gauche, il n’est nullement question de s’attaquer si peu que ce soit à l’ordre bourgeois : armée, police, justice, propriété privée, banques, forces spéciales de répression, et encore moins de proposer la mise en place de formes d’organisation des travailleurs qui pourraient menacer cet ordre des possédants. La venue de la gauche au gouvernement a l’avantage pour la classe dirigeante de masquer le maintien du caractère bourgeois de l’Etat et ce n’est pas la gauche qui va se charger de le révéler aux travailleurs ! Le 5 juin 1936, Léon Blum forme son gouvernement. Il sait qu’il va falloir éteindre rapidement l’incendie social. La grève est déjà générale. Loin de s’appuyer dessus, il aide ouvertement les patrons à ramener le calme et à arrêter les grèves. Le président du conseil dans son rôle de pompier s’appuie sur les dirigeants syndicaux qu’il appelle à Matignon. Ils vont très vite se mettre d’accord sur une série de mesures visant à obtenir la fin de la grève générale. Il est très significatif que la droite française se garde de protester contre les mesures qui sont proposées : des augmentations de salaires de 7 à 15%, l’institution de délégués ouvriers élus, des contrats collectifs, la reconnaissance du droit syndical. Elle ne s’oppose même pas aux congés payés. La bourgeoisie a peur de cette mobilisation de la classe ouvrière et elle a conscience qu’elle a absolument besoin des organisations de gauche pour la canaliser, la calmer. Elle ne souhaite surtout pas prendre le risque d’une répression et de la radicalisation que celle-ci pourrait entraîner dans la classe ouvrière. Elle peut faire confiance pour cela aux dirigeants de gauche qui ont parfaitement conscience de leurs responsabilités et n’ont nullement l’ intention de jouer avec le feu. Un responsable D’État, Albert Sarrault, commente : « Surtout pas d’intervention policière. Nous risquons des conflits sanglants. Cela nous interdira de reprendre la direction de nos usines. » La gauche gouvernementale n’est bien entendu pas du côté des travailleurs, même si ceux-ci n’en sont pas conscients. Léon Blum, grand bourgeois « de gauche », dira plus tard : « J’ai considéré la vague de grèves comme une gifle personnelle. » Le PCF, qui n’est pourtant pas au gouvernement, est tout aussi responsable vis-à-vis de la bourgeoisie. Son maître, Staline, a signé en 1935 un accord avec la bourgeoisie française alors que la droite (Laval) gouvernait. Loin de chercher à appuyer le mouvement de la classe ouvrière pour s’attaquer à la bourgeoisie, la bureaucratie stalinienne craint cette montée ouvrière de 1936 qui se développe un peu partout dans le monde et pourrait déstabiliser le statu quo avec l’impérialisme sur lequel repose son pouvoir en Russie. C’est le patronat français, et non la gauche gouvernementale, qui a été le véritable artisan des accords de Matignon. C’est lui qui a proposé des mesures suffisamment importantes pour permettre aux organisations ouvrières de faire reprendre le travail. Car la peur a changé de camp : elle est dans celui des exploiteurs. Et, cependant, cela ne suffit pas à arrêter la grève. Si, par ci par là, le travail reprend, la grève repart parfois peu après. C’est une seconde vague de grève et qui peut tout faire basculer, dévoiler le contrat pourri qui unit la gauche gouvernementale et la bourgeoisie. Le PCF met tout son poids dans la balance : « Il faut savoir terminer une grève » décrète son leader Maurice Thorez. Ministres et dirigeants syndicaux épaulent les responsables régionaux pour donner un coup d’arrêt à la grève générale. Le PCF explique qu’il est lié au Front Populaire, que ce dernier a pris des engagements et doit les tenir, qu’il faut être responsable, que l’on a obtenu de grandes satisfactions, que la lutte n’a que des visées économiques, que ce n’est pas encore le temps de la révolution sociale, qu’il est seulement question d’un peu plus de bien-être et de démocratie. Le PCF stigmatise les jusqu’au boutismes, comme Marceau Pivert qui a déclaré que « tout est possible » ou comme les trotskystes pour lesquels « la révolution française a commencé ». Le parti stalinien, peu avant adepte de slogans apparemment radicaux, dans sa période sectaire « classe contre classe », des slogans comme « des soviets partout » quand la situation des travailleurs était à la défensive, se garde bien de tout radicalisme maintenant que la classe ouvrière est à l’offensive.
Notes
[1] Les dirigeants communistes ont eu la même attitude que Léon Blum et Léon Jouhaux. Monmousseaux dans les Cahiers du bolchevisme affirme : "Il ne s’agit pas pour les travailleurs de contester en fait le droit de propriété des entrepreneurs".
[2] C’est en fait à cette époque que le mot d’ordre : "Les soviets partout !" disparut à peu près totalement des réunions et manifestations communistes. Dans son rapport à la conférence mondiale de juillet 1936, Maurice Thorez, parlant des nouveaux adhérents, s’était écrié : "Ils pensent que notre mot d’ordre de propagande : "Les soviets partout !" peut et doit être réalisé tout de suite. Ce n’est pas notre avis." Quoique disparu des mots d’ordre officiels, le cri "Des Soviets partout !" retentit cependant en certaines occasions : ainsi, s’il faut en croire la Lutte ouvrière, il jaillit fréquemment de la foule le 26 mars 1937, lors de la grandiose manifestation pour l’enterrement des victimes de la fusillade de Clichy.
Pour compléter
" Les délégués de la Confédération générale de la Production française et de la Confédération générale du Travail se sont réunis sous la présidence de M. le président du Conseil et ont conclu l'accord ci-après, après arbitrage de M. le président du Conseil :
Article premier. - La délégation patronale admet l'établissement immédiat de contrats collectifs de travail.
Art. 2. - Ces contrats devront comprendre notamment les articles 3 à 5 ci-après.
Art. 3. - L'observation des lois s'imposant à tous les citoyens, les employeurs reconnaissent la liberté d'opinion, ainsi que les droits pour les travailleurs d'adhérer librement et d'appartenir à un syndicat professionnel constitué en vertu du livre III du Code du travail.
Les employeurs s'engagent à ne pas prendre en considération le fait d'appartenir ou de ne pas appartenir à un syndicat pour arrêter leurs décisions en ce qui concerne l'embauchage, la conduite ou la répartition du travail, les mesures de discipline ou de congédiement.
Si une des parties contractantes conteste le motif du congédiement d'un travailleur comme ayant été effectué en violation du droit syndical ci-dessus rappelé, les deux parties s'emploieront à reconnaître les faits et à apporter au cas litigieux une solution équitable. Cette intervention ne fait pas obstacle aux droits pour les parties d'obtenir judiciairement réparation du préjudice causé.
L'exercice du droit syndical ne doit pas avoir pour conséquence des actes contraires aux lois.
Art. 4. - Les salaires réels pratiqués pour tous les ouvriers à la date du 25 mai 1936 seront, du jour de la reprise du travail, rajustés suivant une échelle décroissante commençant à 15 % pour les salaires les moins élevés pour arriver à 7 % pour les salaires les plus élevés ; le total des salaires de chaque établissement ne devant, en aucun cas, être augmenté de plus de 12 %. Les augmentations de salaires consenties depuis la date précitée seront imputées sur les rajustements ci-dessus définis. Toutefois, ces augmentations resteront acquises pour leur partie excédant lesdits rajustements.
Les négociations pour la fixation par contrat collectif de salaires minima par région et par catégorie, qui vont s'engager immédiatement, devront comporter en particulier le rajustement nécessaire des salaires anormalement bas.
La délégation patronale s'engage à procéder aux rajustements nécessaires pour maintenir une relation normale entre les appointements des employés et les salaires.
Art. 5. - En dehors des cas particuliers déjà réglés par la loi, dans chaque établissement comprenant plus de dix ouvriers, après accord entre les organisations syndicales, ou, à défaut, entre les intéressés, il sera institué deux (titulaires) ou plusieurs délégués ouvriers (titulaires ou suppléants) suivant l'importance de l'établissement. Ces délégués ont qualité pour présenter à la direction les réclamations individuelles qui n'auraient pas été directement satisfaites, visant l'application des lois, décrets, règlements du Code du Travail, des tarifs de salaires et des mesures d'hygiène et de sécurité. […]
Art. 6. - La délégation patronale s'engage à ce qu'il ne soit pris aucune sanction pour faits de grève.
Art. 7 - La délégation confédérale ouvrière demande aux travailleurs en grève de décider la reprise du travail dès que les directions des établissements auront accepté l'accord général intervenu et dès que les pourparlers relatifs à son application auront été engagés entre les directions et le personnel des établissements. […] "
Source : Jacques Dalloz, Histoire de la France au XXe siècle, Paris, Masson, 1985.
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