Souverainisme de conviction, souverainisme d'opportunité

Descartes


Si j’avais écrit ce texte il y a seulement quelques jours, il aurait certainement été très différent. Encore une illustration du fait que, comme disait Harold Wilson, « a week is a long time in politics » (« en politique, une semaine c’est longtemps »). Il y a une semaine, l’alliance souverainiste entre la Lega et le M5S se voyaient refuser la possibilité de former un gouvernement sur le refus du président italien de nommer un anti-euro au ministère de l’économie, et on s’acheminait vers de nouvelles élections qui dans ces conditions avaient tout d’un référendum sur l’Euro. En une semaine, tout à changé : les « souverainistes » ont accepté de mettre de l’eau dans leur vin, nommant un économiste certes eurosceptique mais acceptable pour Bruxelles et pour les marchés au ministère de l’économie. Plus de référence à l’Euro dans le programme, et plus d’élections à l’horizon. Les « souverainistes » auront donc tout le temps de s’user au pouvoir en faisant une politique qui n’est pas la leur.

Je ne suis pas un expert ni même un connaisseur de politique intérieure italienne, et mes propos ne sont donc que ceux d’un observateur attentif et rien de plus. Cependant, on retrouve dans le drame italien des points communs tellement significatifs avec d’autres expériences partout en Europe, qu’il faut s’interroger sur la vraie nature du populisme « souverainiste ». Car ce n’est pas la première fois qu’un parti, qu’une alliance hostile à l’Euro recule devant l’obstacle dès que la perspective d’accéder au pouvoir – et même à un certain pouvoir – est proche. Marine Le Pen, pour ne donner qu’un exemple, a eu la même réaction entre les deux tours de l’élection présidentielle. Un peu comme si la sortie de l’Euro était un rêve dont on se débarrasse dès que la réalité du pouvoir est proche.

La tragédie du souverainisme, c’est qu’il n’y a pas de partis politiques dont le souverainisme soit un souverainisme de conviction. Les partis dits souverainistes n’adoptent souvent cette position pour des raisons purement opportunistes (1). Le rejet de la supranationalité et la défense de la souveraineté nationale n’est pas chez eux une conviction profonde, mais le résultat d’un calcul purement électoral : puisqu’il y a un secteur important de l’électorat – notamment des couches populaires – en déshérence politique et de plus en plus sceptique devant le discours des eurolâtres, des politiciens ambitieux cherchent à le récupérer en tenant un discours souverainiste. Mais sans pour autant adhérer intellectuellement.


Les conséquences de cet état de fait sont dramatiques. Non seulement la pensée souverainiste est portée par éclipses, pervertie pour faire place aux éléments idéologiques disparates portés par les mouvements qui l’adoptent, mais surtout on tend à l’abandonner au fur et à mesure qu’on se rapproche du pouvoir, c’est-à-dire, du moment où il faudra traduire ses paroles en actes. Beaucoup de ces souverainistes en peau de lapin ne veulent pas en leur for intérieur la sortie de l’Euro, ou si l’on veut être plus charitable, ne la croient pas possible. Et dans tous les cas, ils ne sont pas prêts à en prendre le risque.


L’exemple le plus achevé de ce double discours est probablement Jean-Luc Mélenchon. Le chef des « insoumis » est considéré en effet – et cela malgré une histoire politique qui témoigne du contraire – comme un « souverainiste ». Que propose-t-il ? Une « rupture avec les traités européens ». Mais cette « rupture » est-elle le début d’un projet souverainiste ? Que nenni. Cette « rupture » n’annonce en rien le rejet du principe de supranationalité. Mélenchon s’accommode parfaitement d’une Europe supranationale, à condition qu’elle soit « sociale et écologique ». C’est pourquoi il ne propose pas une sortie franche des traités, mais un « plan A » qui consiste à négocier de nouveaux traités établissant une « autre Europe » tout aussi supranationale que celle que nous avons aujourd’hui. Ce n’est qu’en cas d’échec de cette négociation qu’on se résignerait à mettre en œuvre un « plan B » impliquant une sortie de l’UE et de l’Euro. En autres termes, le projet souverainiste n’est pas la solution préférée, mais un pis-aller dans le cas où la solution supranationale serait impossible. Et il y a de bonnes raisons de penser que le « plan B » n’est là que pour attirer les électeurs souverainistes de gauche égarés, et qu’il serait abandonné sans vergogne au cas où le pouvoir approcherait. Et ce n’est pas là un procès d’intention : Dans sa longue vie politique, Mélenchon n’a été « souverainiste » que dans l’opposition, et redevenu eurolâtre chaque fois qu’il a été du côté du pouvoir.
On peut lire les derniers évènements en Italie à la lumière de ce qu’on peut appeler « souverainisme opportuniste ». L’alliance Lega-M5S aurait pu rester ferme et forcer des élections à la fin de l’année qui auraient eu du fait du conflit avec le président Matarella le caractère d’un référendum pour ou contre l’Euro. Mais faire cela, c’était amorcer un processus qui pouvait les conduire à devoir gérer une sortie de l’Euro. Alors que c’est tellement plus commode pour le couple Salvini-Di Maio de profiter des ors de la République tout en faisant ce que font tous les politicards : beaucoup promettre et rien faire ou plutôt laisser faire ceux qui à Bruxelles prétendent faire notre bonheur à notre place.

Plus je le pense, et plus je suis convaincu que la sortie « politique » de l’Euro ou de l’UE ne sera pas le fait de dirigeants politiques sincèrement convaincus que c’est la voie à emprunter, et soutenus par une opinion publique consciente et informée. Le système politico-médiatique tel qu’il est ne laisse aucune place pour les politiciens de conviction. La génération qui aujourd’hui a entre 40 et 60 ans n’aura produit ni un Jean-Pierre Chevènement, ni un Philippe Seguin, eux-mêmes deux politiques marginalisés au sein de leur propre camp. Et elle ne les a pas produit parce que le système de sélection qui conduit aux plus hautes responsabilités écarte impitoyablement ceux qui auraient des convictions. Les convictions, les principes sont des boulets qui vous entrainent inévitablement vers le fond. Pour atteindre le sommet, mieux vaut éviter d’en être lesté. Et ce n’est pas notre président « en même temps » qui me contredira.
Et pourtant, je suis optimiste. Parce que, comme disait Lénine, les faits sont têtus. Chaque jour qui passe montre de façon plus éclatante l’échec du projet d’une Europe supranationale. Et cet échec conduit probablement à une crise qui provoquera l’effondrement de l’édifice malgré tous les efforts pour le sauver. La seule question sera alors de savoir si nos politiques sont suffisamment intelligents pour se préparer à l’inévitable, ou s’ils persisteront à se boucher les yeux et les oreilles au risque d’être balayés par la crise.

Pour ceux que mon discours laissera sceptiques, je propose quelques considérations, quelques indicateurs qui montrent qu’une crise est devant nous. Pour commencer, il y a la question de la dette. En effet, la politique d’austérité voulue par les Allemands et voulue par la Commission n’a pas réussi à endiguer la montée des dettes publiques. Pratiquement tous les grands pays de la zone Euro ont vu leurs dettes publiques augmenter en proportion de leur PIB malgré les tours de vis successifs. Même la Grèce, soumise pourtant à une austérité drastique, voit sa dette dériver pour atteindre 180% de son PIB. L’Italie avec 130%, la France et l’Espagne frôlant les 100% sont à peine moins bien loties. Et rien n’indique que le processus doive s’arrêter. Lorsque la conjoncture se retournera – et beaucoup d’indicateurs montrent qu’on arrive à la fin du cycle de croissance – cette dette deviendra un fardeau insupportable. Et tôt ou tard il faudra que les créanciers se résignent au fait que leurs créances ne seront pas payées. Car il n’y a pas d’exemple dans l’histoire ou des dettes d’une telle proportion aient été remboursées.
Mais il y a aussi une crise de confiance, et non seulement dans les couches populaires. Même le patronat le plus libéral commence à s’apercevoir que le projet européen échoue à protéger leurs intérêts. Ce qui est en train de se passer en Iran est de ce point de vue très intéressant. Malgré les rodomontades de la « diplomatie européenne » avec ce « ministre des affaires étrangères » qu’on nous avait tant vanté lors de la signature du traité de Lisbonne, les entreprises françaises quittent l’une après l’autre – hier c’était Total, aujourd’hui c’est Peugeot – l’Iran, effrayées par les sanctions que les Américains pourraient leur infliger en représailles. Mais, me direz-vous, qu’est devenu cette « Europe de 350 millions de citoyens », ce « premier marché du monde », dont la puissance devait protéger les intérêts de nos entreprises là où la France toute seule serait impuissante ? De toute évidence ni Total, ni Peugeot, ni la BNP n’y croient. Si ces entreprises quittent l’Iran, c’est parce qu’elles anticipent – et l’expérience va dans leur sens – que l’Europe ne fera absolument rien pour les protéger. L’Europe est un continent de vieux riches, qui n’aspire qu’à la tranquillité et ne veut pas d’ennuis. Or, la volonté de peser sur les affaires du monde, cela coute de l’argent et amène des tracas. Autant se trouver un protecteur puissant qui vous assurera la paix en échange de votre soumission. « L’Europe qui protège » n’existe que dans l’imagination de ceux qui veulent y croire.

Les républicains de conviction ne pesaient pas grande chose en 1789. Quelques années plus tard, on coupait la tête au roi. Les régicides de 1792 n’étaient pas tant des républicains de conviction que des républicains d’opportunité, qui après avoir fait tous les efforts pour essayer de sauver la monarchie ont compris qu’il n’y aurait pas de paix civile aussi longtemps que Louis XVI serait vivant. En cela ils étaient les dignes descendants des régicides qui en 1649 avaient exécuté Charles Ier d’Angleterre pour les mêmes raisons et qui n’étaient eux non plus des républicains de conviction. Dans les deux cas, la monarchie de droit divin ne s’est jamais remise. Il se pourrait bien que le projet supranational ait le même sort, abattu non pas par des souverainistes de conviction, mais par des opportunistes entraînés par les circonstances. C’est moins satisfaisant pour l’intellect, mais qu’importe le flacon…


(1) L’exception ici est l’Angleterre, où il existe un courant souverainiste de conviction qui s’exprime d’ailleurs dans tous les partis politiques, et qui repose sur une vision des rapports de l’Angleterre avec le reste du monde qui façonne l’histoire britannique depuis le temps d’Elizabeth 1ère…


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