Les subventions ne sont pas des aides. Ce sont d’abord des arguments électoraux, ce sont ensuite des renvois d’ascenseurs et des instruments de servilité, ce sont au bout du compte des moyens politiques de pression et de censure.
Rien ne va plus pour la ministre de la Culture Françoise Nyssen. Acclamée à son arrivée rue de Valois pour son professionnalisme et les prix littéraires obtenus à la tête de la maison d’édition Actes Sud fondée en 1978 par son père, auréolée d’une sensibilité de gauche très appréciée dans les milieux culturels, elle doit maintenant affronter les doutes qui se sont installés à propos de ses capacités de ministre ainsi qu’une sombre affaire de conflit d’intérêts.
C’est ce dernier point qui m’intéresse ici, car il soulève l’épineuse question très française des subventions nombreuses et variées qui s’empilent dans nos dépenses publiques – qu’on veut baisser, paraît-il – en irriguant abondamment ce qu’on appelle encore la « société civile », qu’il s’agisse d’entreprises, d’associations ou de particuliers.
Si Françoise Nyssen a transféré ses fonctions de direction d’Actes Sud à son mari et si elle a mis fin à sa participation dans les conseils d’administration des différentes filiales du groupe au moment de sa nomination à la tête du ministère de la Culture, elle a cependant conservé l’usufruit des parts qu’elle détenait dans l’entreprise familiale via la société SAS Le Rosier qui possède 96 % d’Actes Sud.
Il en résulte que chaque fois qu’Actes Sud, qui fait des bénéfices, reçoit une subvention du ministère de la Culture à travers le Centre national du livre (CNL) sur lequel « Françoise Nyssen ministre » exerce sa tutelle – ou plutôt exerçait, compte tenu des décisions récentes du Premier ministre pour mettre fin à la polémique – « Françoise Nyssen actionnaire » engrange des dividendes potentiels supplémentaires financés par l’impôt. C’est cocasse.
En 2016, année où elle n’était pas encore ministre, Actes Sud a encaissé 264 167 € de subventions au titre des aides à la publication, à la traduction et à la numérisation des catalogues, soit la seconde subvention la plus importante pour un éditeur après les éditions du Seuil. En 2017, cette somme est tombée à 111 505 €, dont 101 415 € pendant la période où Françoise Nyssen est devenue ministre, car les aides spécifiques à la numérisation ne sont pas recevables tous les ans. Le Président du CNL a tenu à faire savoir que les subventions en question avaient été attribuées « comme d’habitude », sans intervention particulière de la ministre.
Il n’empêche, ça fait désordre. Suite aux exigences de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) qui enquêtait depuis plus d’un an sur les possibles conflits d’intérêts de la ministre, Édouard Philippe a décidé récemment par décret de retirer à Françoise Nyssen la tutelle du CNL ainsi que la « régulation économique du secteur de l’édition littéraire », fonctions reprises directement par Matignon. Françoise Nyssen devra également se tenir à l’écart de toute décision concernant Actes Sud.
Les réactions à cette affaire sont de deux ordres. Pour le chef du service culture du journal Le Monde, il est pour le moins paradoxal que Françoise Nyssen se voit retirer le secteur du livre dont elle a précisément l’expérience en tant que ministre recrutée dans la société civile pour ces compétences particulières. Quant au magazine Marianne, qui a consacré un long article détaillé à cette histoire, il considère que :
"La ministre avait une solution toute trouvée pour éviter de se retrouver dans cette situation poisseuse : vendre définitivement ses parts dans la société qu’elle a si longtemps dirigée, sans y conserver le moindre intérêt."
Vendre ses parts : une solution de bon sens, me direz-vous. Une autre solution vient cependant à l’esprit.
Et si, au contraire, Mme Nyssen gardait ses parts, c’est-à-dire ce qui lui donne une expérience effective dans le domaine culturel, et déclinait dorénavant toute subvention ? Ou si – poussons le raisonnement – les subventions étatiques, qu’elles soient culturelles ou économiques, disparaissaient définitivement du paysage ? (Disparaissaient progressivement, soyons sympas et surtout, soyons réalistes.)
Il est clair qu’une telle perspective réduirait le ministère de la Culture et ses 10 milliards de budget actuel à pas grand chose. (Mais a-t-on vraiment besoin d’un ministère de la Culture ? La question se pose.)
Observons d’abord que dans le cas particulier d’Actes Sud, les aides reçues semblent parfaitement inutiles. D’après Le Monde, l’entreprise a réalisé un chiffre d’affaires de 80 M€ assorti d’un bénéfice net de 2,9 millions en 2017. Les chiffres 2015 et 2016 sont peu ou prou dans le même ordre de grandeur. On voit donc qu’elle est parfaitement capable de mener sa barque seule (à supposer qu’elle ne reçoive pas d’autres aides) et l’on se demande vraiment pourquoi les subventions ont été attribuées. Faut-il y voir le jeu d’une aimable connivence entre amis biens sous tous rapports ?
Ou bien existerait-il au sein des sociétés d’édition des canards boiteux que l’État souhaite absolument soutenir au nom de l’emploi, de la solidarité, de la préservation de notre exception culturelle et que sais-je encore… et dont il noie les aides au sein d’une politique plus globale qui arrose tous les acteurs ? Le seul résultat de ce genre de politique, quel que soit le secteur d’activité, consiste inéluctablement à prolonger l’agonie du mourant en garantissant un revenu qui empêche toute remise en cause fondamentale de l’entreprise.
S’agirait-il également de s’assurer une forme de pouvoir sur l’entreprise ou l’association récipiendaire ? Dans le cas de la presse, qui brille plus par les lourdes subventions qu’elle reçoit que par la qualité de ses commentaires politiques et économiques, le conflit d’intérêts est évident, même s’il ne semble pas empêcher nos amis du Monde et de Marianne de dormir sur leurs deux oreilles et de continuer à profiter de leurs multiples avantages tout en s’émouvant grandement des conflits d’intérêts débusqués chez les autres.
Plus généralement, dans un pays où la dépense publique atteint 57 % du PIB, associations et entreprises sont devenues totalement dépendantes du bon vouloir des instances publiques. Elles se sont tellement habituées à recevoir des financements par ce biais, qu’on ne peut guère compter sur elles pour dénoncer cet étouffant système de soumission larvée qui peut se transformer en arme politique puissante par suppression ou simple menace de suppression de la subvention.
C’est exactement ce dont s’est rendu compte une gentille association bien socialiste de ma connaissance. Elle organisait tous les ans une distribution de jouets de Noël auprès d’enfants défavorisés de son quartier grâce à la subvention municipale qui tombait sans contrôle exagéré et avec une régularité d’horloge depuis des années. Le projet lui-même n’avait pas évolué d’un iota depuis autant d’années.
Mais voilà que la bonne entente socialiste a volé en éclats, voilà que deux clans se sont formés et voilà que ma gentille association, qui s’est retrouvée sans le vouloir dans le mauvais camp, en a fait les frais. La subvention a été supprimée et l’action envisagée pour le Noël suivant est tombée à l’eau.
Naturellement, l’association a crié à la décision purement politique, à l’élimination des opposants et à la censure des initiatives citoyennes. Sans comprendre qu’en réalité elle vivait depuis le début avec cette épée de Damoclès suspendue au-dessus d’elle par le simple jeu de la dépendance de son activité à une subvention municipale unique plutôt qu’à la diversité des cotisations et des dons. Mais ne lui parlez pas de tout ceci. Son activité est excellente, tout le monde la trouve géniale, elle a droit à sa subvention, point.
Il faut bien voir qu’une subvention est une somme d’argent prélevée par l’impôt (ou par creusement du déficit, qui n’est jamais qu’un impôt différé) auprès des entreprises et des particuliers assujettis pour être ensuite dépensée selon des fins sociales et économiques décidées par l’État. Les mêmes sommes pourraient être laissées à la discrétion des contribuables afin qu’ils les dépensent, les donnent ou les investissent selon leurs préférences diverses, mais le système lourdement redistributeur actuel opère une canalisation étroite des fonds disponibles dans l’unique direction des projets validés par l’État.
C’est ainsi qu’on finance sans le vouloir des œuvres d’art ou des spectacles d’une indigence affligeante. C’est ainsi qu’on finance une transition énergétique vers l’éolien et le solaire en dépit du bon sens. C’est ainsi qu’on finance encore plus l’agriculture biologique dont la supériorité sur l’agriculture raisonnée traditionnelle n’est nullement prouvée. C’est ainsi qu’on maintient en vie des entreprises qui auraient besoin d’être complètement repensées pour avancer. Les exemples sont légion.
Dans une société libre d’individus responsables, l’aide, la vraie, existe, mais elle se déploie de personne à personne, de famille à famille, de groupe à groupe en fonction des besoins et des circonstances qui sont infiniment variés.
Nul besoin de la faire transiter par un État omnipotent piloté par des dirigeants, certes élus, mais dont l’objectif premier une fois élus est de garder le pouvoir le plus longtemps possible sous les dehors de leur total dévouement à l’intérêt général.
Les subventions ne sont pas des aides. Ce sont d’abord des arguments électoraux, ce sont ensuite des renvois d’ascenseurs et des instruments de servilité, ce sont au bout du compte des moyens politiques de pression et de censure.
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