Qu’est-ce que la colonisation ? (1972)

samedi 30 juin 2007 
Commentaire : Guy Pervillé , professeur à l'université Toulouse-Jean-Jaurès où il est responsable du groupe de recherche en histoire immédiate (GRHI). Son blog.
Instructif, documenté, fouillé, lisible. En un mot : passionnant!
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Cet article est le tout premier que j’aie rédigé, durant l’été 1972, juste après l’agrégation d’histoire. Puis il a été accepté par la Revue d’histoire moderne et contemporaine et publié dans son n° de juillet-septembre 1975, tome XXII, pp. 321-368.

« L’idée coloniale », en France comme ailleurs, est rien moins que claire et distincte, et ne progresse pas vers plus de netteté, bien au contraire. « Colonisation », « colonialisme », « impérialisme », voilà quelques-uns des termes plus ou moins indistinctement utilisés dont le regroupement constitue une nébuleuse sémantique aux contours indéfinis. « De quoi s’agit-il ? » : personne ne le demande, car chacun est censé le savoir ; chacun porte en soi sa propre définition, d’autant plus subjective et d’autant moins rigoureuse qu’elle reste le plus souvent implicite. C’est pourquoi les discussions entre « colonialistes » et « anticolonialistes », par exemple au sujet du problème algérien, ou plus récemment à propos du caractère « colonial » de l’État d’Israël [1], ont pris le tour de controverses chaotiques et stérilement polémiques. Mais qui de nos jours ose s’avouer « colonialiste » [2] ? La colonisation est perdue de réputation ; elle fait honte. Pourtant elle n’est pas connue.
Qui dit colonisation pense domination, et qui pense domination sous-entend exploitation. Si bien que la colonisation, souvent nommée, n’est jamais pensée. Par le fait de ce quiproquo permanent, la colonisation est le contraire de l’Alsace-Lorraine après le traité de Francfort « Parlons-en toujours, n’y pensons jamais !... » Nous nous perdons dans le dédale des classifications des différents types et des différents systèmes de colonisation : classifications économiques, juridiques, historiques... Il semble que la colonisation ne puisse être définie, comme l’électricité, que par la somme de ses manifestations ! Est-ce trop demander que de réclamer une définition théorique nette qui assume en une formule simple tous les cas particuliers ? S’il n’était possible de ramener à cette belle unité la multiplicité des phénomènes « coloniaux », il serait néanmoins utile d’identifier deux ou plusieurs éléments fondamentaux dont la combinaison permettrait de reconstituer les cas historiquement constatés. Dans cette hypothèse, toute proposition générale concernant la colonisation risquerait d’être fausse dans sa généralité, quand bien même elle serait pour une partie vraie.
C’est dans le passé que nous trouvons des exemples encourageants de cette méthode analytique. L’article « Colony » de l’ Encyclopaedia Britannica, édition de 1877, distingue énergiquement deux types de colonisation, dont un seul correspond à la plénitude de cette notion. Inspiré par la même notion britannique de la colonisation, Jules Harmand, dans son livre publié en 1910, Domination et Colonisation, réserve lui aussi le nom de colonisation à ce que l’on appelle généralement « colonisation de peuplement ». Après lui Georges Hardy, par exemple, a distingué « l’aspect colonial » de « l’aspect impérial ». Malheureusement ils n’ont pas fait école, et l’article « Colony » de l’ Encyclopaedia Britannica, version 1969, permet de mesurer la régression des idées claires et le progrès de la confusion mentale dans notre monde plus troublé que jamais.

C’est pourquoi nous croyons qu’il faut reprendre l’analyse et la pousser plus loin encore. Procédons à une « analyse spectrale » de la nébuleuse sémantique. Elle permettra d’isoler non plus deux éléments fondamentaux, mais quatre [3] dont la combinaison devrait suffire à restituer toutes les nuances des phénomènes observés. Ce sont : 1° la domination, 2° l’exploitation, 3° la colonisation proprement dite, 4° l’assimilation. Ainsi pourra-t-on distinguer la colonisation des phénomènes connexes avec lesquels on la confond trop souvent, comme le fondeur extrait le minerai de sa gangue.
On aurait tort de croire que ce projet théorique de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », relève d’une manie de puriste amateur d’étymologies, ou d’« abstracteur de quinte essence ». Nous savons bien que les mots ont une histoire, qu’ils s’enrichissent ou bien s’usent à l’emploi ; mais ceux dont il est ici question sont tellement érodés par leur histoire qu’ils n’ont plus qu’une trompeuse apparence de sens. Il s’agit précisément de redonner un sens à ce qui n’est plus que flatus vocis. Pour y parvenir il faut rechercher dans quelles circonstances historiques cette érosion sémantique s’est exercée. Comment s’est formée l’idée confuse de la colonisation que nous tentons de clarifier ? Pourquoi s’est-elle maintenue jusqu’à nos jours ? Les hommes seraient-ils si peu soucieux de penser avec des concepts justes et précis ?
Qu’on ne s’illusionne pas sur ce point : la confusion s’est maintenue dans les esprits parce qu’elle profite aux pêcheurs en eau trouble de tous bords. « Un des procédés les plus courants de l’obscurantisme contemporain consiste à jouer sur le flou dans lequel sont laissées intentionnellement les notions utilisées. Contre cette tendance, il nous faut revenir à l’exigence du XVIIIe siècle, à l’exigence à vrai dire de tout travail scientifique digne de ce nom : toujours définir les mots dont on se sert et ne les employer que dans les sens ainsi définis » [4]. L’histoire et la science politique, si elles veulent être des sciences, ne peuvent pas rester tributaires du vocabulaire idéologique.
La domination, l’exploitation, la colonisation et l’assimilation sont des aspects complémentaires d’un phénomène aussi ancien que l’histoire humaine : l’expansion des sociétés et des civilisations. Par l’expansion violente ou pacifique l’humanité a brisé le cloisonnement tribal, élargi ses horizons à l’échelle de grands ensembles unis par une civilisation commune, au point d’aboutir à la situation actuelle d’un monde techniquement unifié par les moyens de communication rapides, encore que divisé par les intérêts et par les idées [5]. C’est l’expansion européenne poursuivie avec obstination du XVe au XXe siècle qui est la cause principale de ce passage à l’échelle planétaire ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu d’autres expansions dans l’histoire, et qu’il n’y en aura pas d’autres.
La domination est le pouvoir absolu du maître (dominus) sur ses esclaves. Quasiment synonyme, l’empire (imperium), est l’autorité inconditionnelle du général en chef (imperator) sur ses soldats, et par extension sur les ennemis vaincus. Dans les relations internationales, l’empire est donc une formation politique fondée sur la conquête militaire et sur sa consolidation par l’usage ou par la démonstration de la force armée. Une alliance librement conclue peut être transformée en empire : ainsi l’empire athénien, ou l’empire romain à ses débuts. L’empire se reconnaît à la pluralité des peuples et des anciens États qu’il rassemble sous son autorité. Parmi ces peuples il en est généralement un qu’il faut distinguer des autres : c’est le peuple conquérant, qui donne son nom à l’empire : empire perse, empire romain, empire de Chine (Tsin), empire arabe, etc.
La formation d’un empire pose un problème politique, celui de l’unité de l’ensemble ainsi constitué. Faut-il maintenir le privilège du peuple vainqueur par rapport à tous les vaincus ? On aura un empire hétérogène, et fragile parce que l’édifice fondé sur la force et privé de conscience politique commune sera menacé de dislocation dès que le pouvoir conquérant relâchera son autorité ou sera vaincu par plus fort que lui. Ou bien va-t-on étendre progressivement le statut et le nom du peuple vainqueur à l’ensemble de ses sujets ? On formera de cette façon un corps politique nouveau, qui n’aura plus de l’empire que le nom, et sera en réalité une nouvelle nation, plus vaste et plus puissante que chacune des anciennes. L’empire romain est resté l’archétype d’une telle évolution dans la mémoire collective des Européens : à partir de la Constitution antonine de 212 (édit de Caracalla), l’Imperium Romanum est devenu la Romania, et la chute de Rome en 410 fut déplorée par le Gaulois Rutilius Namatianus en termes inoubliables : « Tu urbem fecisti ex quo orbis erat ». L’empire chinois, à l’autre bout du continent, offrait le même exemple d’État rassemblant dans son unité la plus grande partie de ce qui semblait être le monde.
Le propre des empires semble être en effet un projet d’ordre mondial. Projet paradoxal, et dont l’efficacité n’a pas été pleinement démontrée par l’expérience. Il s’agit tout simplement d’imposer la paix par la guerre. Dans Victor Marie comte Hugo, Charles Péguy a développé ce thème en hommage au « centurion » Ernest Psichari :
« Latin, Romain, héritier de la paix romaine... Romain héritier de la force romaine, Romain héritier de la loi romaine... ; Pacificateur, Édificateur, Organisateur, Codificateur, Justificateur..., pacificateur qui faites la paix à coups de sabre, la seule qui tienne, la seule qui dure, la seule enfin qui soit digne ; la seule au fond qui soit loyale et d’un métal avéré ; vous qui savez ce que c’est qu’une paix imposée, et d’imposer une paix, et le règne de la paix ; vous qui maintenez la paix par la force ; vous qui imposez la paix par la guerre : bello pacem qui imposuisti ; et qui savez que nulle paix n’est solide, n’est digne qu’imposée, que gardée par la guerre, l’arme au pied ; vous qui faites la paix par les armes, imposée, maintenue par la force des armes... [6] ».


L’américain James Burnham proposait à son pays ce rôle impérial [7]. Mais les présidents des États-Unis, s’ils jouent depuis plus de trente ans le rôle de « gendarmes de la planète », n’aiment guère l’expression d’empire américain, à laquelle ils préfèrent le terme de leadership. Le leadership, c’est-à-dire l’« hégémonie », expression que leur appliquait le général de Gaulle, et qui signifie seulement direction d’une alliance. Les anciens Grecs distinguaient nettement, avant la victoire de Sparte sur Athènes, l’« hégémonie » des lacédomiens respectueux de la souveraineté de leurs alliés, et l’ arché imposée par les Athéniens aux cités tributaires. Mais comme le montre l’exemple d’Athènes, et celui de Sparte après sa victoire, une alliance peut se transformer en empire, et l’expression d’impérialisme américain est devenu courante dans les milieux de gauche, comme celui d’impérialisme soviétique dans d’autres milieux.
On peut définir l’impérialisme comme une politique visant consciemment et délibérément la conquête d’un empire. C’est ainsi que Heinrich Friedjung a caractérisé « l’âge de l’impérialisme » : « le désir de puissance devint conscient et par là fut élevé au niveau de mobile d’action » [8]. Inversement, selon Raymond Aron, une grande puissance peut pratiquer une politique « impériale » sans visée « impérialiste » [9]. On a beaucoup discuté pour savoir à partir de quand l’expansion romaine cessa d’être fortuite pour devenir systématique ; on a prétendu que l’empire britannique avait été conquis « in a fit of absentmindedness ». La formation involontaire des empires est généralement présentée comme une suite de guerres défensives ou d’agressions préventives dont le seul but est d’améliorer la sécurité des frontières. Dans son livre Democracy and reaction (1904), Leonard Hobhouse a dénoncé cette explication qui rejette sur le peuple conquis la responsabilité de la conquête :
« L’observateur déconcerté, attendant en vain l’avènement de cette paix britannique tant promise, se trouve confronté avec une interminable succession de guerres de frontières, plus ou moins graves, qui toutes se terminaient par l’annexion d’un nouveau territoire. Sous le règne de l’impérialisme, le temple de Janus ne ferma jamais. Le sang ne cessa de couler, les morts d’être pleurés. Certes, dans chaque cas, un excellent prétexte était invoqué. Nous étions perpétuellement sur la défensive. Nous n’avions pas l’intention d’entrer en guerre. Étant entrés en guerre, nous n’avions pas l’intention d’occuper le pays. Ayant occupé le pays à titre temporaire, nous étions bien décidés à ne pas l’annexer. L’ayant annexé, nous étions convaincus que du début à la fin le processus entier était inévitable. Dans chaque cas nous menions une guerre défensive et dans chaque cas nous finissions par occuper le sol de nos voisins agresseurs. Telle est la fiction que l’on soutient encore solennellement. La vérité est que nous menions une politique de guerre offensive sur une grande échelle et avec une grande persistance et qu’en nous efforçant constamment de fermer les yeux nous avons réussi à nous tromper nous-mêmes ou, pour le dire plus simplement, à faire preuve en politique d’une hypocrisie plus coupable peut-être qu’un brutal déni de justice [10] ».

Il est d’autant plus difficile de choisir entre ces deux explications que la différence entre la défense et l’agression n’est pas toujours évidente. En effet, comme l’ont fait remarquer Hans Delbrück puis Simone Weil, la sécurité absolue pour les uns implique l’insécurité absolue pour les autres, et réciproquement.
Si la conscience de soi caractérise l’impérialisme, cette politique a besoin de justifications idéologiques. Elles peuvent être particularistes (ethniques, nationalitaires, nationales, ou religieuses au sens de la religion ethnique) ou universalistes (expansion de la vraie religion, mission civilisatrice, unification du monde), ou les deux à la fois. Tout comme une politique simplement « impériale » et déterminée par les circonstances, l’impérialisme doit procurer des avantages matériels, ne serait-ce que pour compenser les sacrifices humains et matériels qu’il implique. Le butin, les rançons ou contributions de guerre, les tributs, les impôts en argent, en nature ou en travail imposés aux vaincus, les contingents militaires qu’ils fournissent à l’armée conquérante, ne sont pas de faibles bénéfices. La sécurité elle-même, si vraiment elle est le but poursuivi, est une avantage tangible sous forme d’assurance contre les dégâts d’une éventuelle invasion ennemie.
Aux bénéfices casuels de la conquête succèdent ceux, réguliers, de l’exploitation des provinces conquises, dans la mesure où les dépenses de souveraineté ne les dépassent pas. C’est un lieu commun que l’exploitation des territoires conquis entraîne un enrichissement du peuple conquérant qui transforme les rapports sociaux et politiques à l’intérieur de celui-ci. À Athènes elle permit le développement de la démocratie grâce aux misthoi, indemnités de fonction payées aux membres des assemblées et des tribunaux. A Rome, elle enrichit démesurément les grandes familles patriciennes et plébéiennes, tout en assurant la sportule, le pain et les jeux aux masses désœuvrées. D’après l’exemple romain, et en dépit de l’exemple athénien, on admet généralement que l’exercice d’une autorité illimitée sur d’autres peuples contamine la politique intérieure de l’État conquérant, qui devient despotique : « Un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre », selon Karl Marx. Il semble au moins que l’exercice de l’autorité impériale par une démocratie pose des problèmes particuliers : dans l’Empire français, il existait une contradiction certaine entre l’idéologie démocratique, diffusée par l’école et le despotisme éclairé pratiqué par l’administration coloniale. Mais tous les auteurs s’accordent à reconnaître que l’enrichissement du peuple vainqueur ou de son groupe dirigeant les prive des qualités qui avaient fait leur force. L’histoire des empires est cyclique : à la grandeur succède le déclin, puis la chute. Ibn Khaldoun, par exemple, a proposé une explication sociologique de la succession cyclique des empires au Maghreb.
Il va de soi que nous rassemblons sous le concept de « domination » des formations politiques très diverses et qui n’ont guère d’autre point commun. L’empire de Gengis Khan ne ressemble guère à celui de la reine Victoria. Il faudrait distinguer suivant le degré d’organisation économique, social et politique atteint par chacun des peuples conquérants. L’histoire connaît des empires de paysans-soldats (Romains, Chinois), et des empires de pasteurs nomades (Arabes, Turcs, Mongols...), ainsi que des empires maritimes (Athènes, Carthage, Venise, les empires coloniaux modernes). La révolution industrielle a transformé les manifestations de l’impérialisme.
C’est pourquoi il serait utile de connaître précisément l’histoire du mot « impérialisme » et de ses significations successives. Cette étude a été faite [11], au moins pour le Royaume-Uni et pour la France. Parmi de nombreux changements de sens, il en est un particulièrement instructif. Au XIXe siècle, le terme désigne pour les Anglais la politique étrangère belliqueuse et conquérante de Napoléon Ier en Europe, puis celle, analogue, de Napoléon III. En France, l’impérialisme est plutôt identifié au régime intérieur bonapartiste, fondé sur le principe d’autorité et appuyé sur l’armée. Après la chute de l’Empire et la fin de la prépondérance française en 1870-1871, après l’instauration en Europe d’une paix armée sous l’hégémonie du nouvel Empire allemand, le champ d’application du terme se déplace de l’Europe vers les autres continents. L’impérialisme signifie alors la politique d’expansion armée qui lance les grandes puissances à la curée des dernières terres « vacantes », au « partage du monde ». Autrement dit, au vieux rêve d’unifier l’Europe par la force succède un renouveau d’intérêt pour les empires « coloniaux ».
Mais qu’est-ce qu’un empire « colonial » ? Chacun étant censé le savoir, une définition est inutile. Contentons-nous d’en décrire les caractères les plus évidents. On entend généralement par empire colonial un ensemble de dépendances conquises ou acquises par un État d’Europe occidentale entre le XVe et le milieu du XXe siècle et réparties dans le monde entier grâce à la maîtrise des océans, monopole des peuples européens pendant toute cette période. Cette dimension planétaire distingue ces empires coloniaux de tous les autres empires : Philippe II se flattait que le soleil ne se couchait jamais sur ses possessions. Elle entraîne une hétérogénéité physique et humaine plus profonde que celle des empires régionaux ou continentaux. Les sujets sont généralement très différents des maîtres, par leur aspect physique souvent, par leur mentalité et par leur technologie toujours : la supériorité scientifique et technique de l’Europe sur le reste du monde n’a fait que croître du XVe à la fin du XIXe siècle. Aussi les conquérants peuvent-ils difficilement croire en la fusion finale des peuples de l’empire en une seule unité politique. Les Anglais n’y ont jamais cru, et ils ont admis en principe dès le XIXe siècle l’émancipation des États indigènes dès qu’ils pourraient se gouverner eux-mêmes (ce que l’on appelle bien à tort la « décolonisation »). Les Français ont donné l’impression d’y croire quand ils exaltaient la « plus grande France », la « France de cent millions d’habitants », et qu’ils prétendaient remplacer l’Empire par l’Union Française ; mais leur comportement ultérieur a bien montré qu’eux aussi refusaient de transformer la France en une « colonie de ses propres colonies », de la soumettre à l’autorité d’un État fédéral au sein duquel elle n’eût été qu’une province parmi d’autres. Les empires coloniaux ont leur tête et leur ventre en Europe, leurs membres outre mer. Et ces membres s’empoignent, parce que les rivalités européennes se transportent aux colonies. L’histoire des colonies est ponctuée par les rencontres des flottes régulières et par les assauts des corsaires jusqu’en 1815. Après 1871, la course aux derniers territoires vacants multiplie les occasions de heurts et les risques de guerre en Europe même. Les territoires disputés en valaient-ils bien la peine ?
Depuis le début jusqu’à la fin de l’expansion européenne dans le monde, la formation des empires coloniaux a été expliquée et justifiée par deux motivations conjointes et complémentaires, l’une idéale et l’autre matérielle. Il s’agissait à la fois d’évangéliser ou de civiliser le monde et d’exploiter ses richesses, le premier but justifiant le second. La motivation proprement politique venait en dernier lieu, tout au moins avant « l’âge de l’impérialisme », ces « Empires » n’ont généralement pas été conquis par les armées des puissances intéressées : l’initiative a été laissée à des particuliers ou à des Compagnies auxquels l’État déléguait en partie ses droits régaliens quitte à les récupérer plus tard une fois la conquête achevée. Cette délégation de l’initiative « impériale » est un indice du caractère à la fois risqué et lucratif des entreprises coloniales. Au XVIe siècle toutefois, les États espagnols et portugais qui avaient le monopole des possessions coloniales contrôlaient sévèrement l’exploitation de leurs empires. Aux XVIIe et XVIIIe siècle, les nouvelles puissances coloniales, Provinces-Unies, France et Angleterre, agissaient par l’intermédiaire de Compagnies de commerce à demi-souveraines, tout en se faisant directement la guerre. A cette époque la finalité économique de l’expansion coloniale était jugée essentielle : c’était l’âge du « mercantilisme ». Les colonies devaient fournir la métropole en minerais précieux et en denrées tropicales, pour recevoir en échange les produits de son industrie. Ce commerce inégalitaire était protégé par des monopoles et par des règlements draconiens, par lesquels la puissance politique imposait un cours arbitraire aux échanges économiques. De 1815 à 1871, les conceptions économiques libérales tendirent à dissocier les relations économiques à l’échelle mondiale des prétentions politiques des États impériaux. Mais, après 1871, commença « l’âge de l’impérialisme ».
La ruée des puissances vers les territoires encore vacants sur le globe à la fin du XIXe siècle a été expliquée en termes économiques au moins autant que politiques. Le développement de l’industrialisation et du capitalisme aurait renforcé la motivation économique de l’expansion européenne en développant l’exportation des capitaux, l’émigration des hommes, la recherche des matières premières et l’ouverture de débouchés sûrs. A la suite de Hobson, les marxistes du début du XXe siècle : Hilferding, Rosa Luxembourg, Boukharine, Lénine enfin, ont identifié l’impérialisme au « stade suprême du capitalisme ». En faisant de l’impérialisme l’expression politique et militaire d’une nécessité économique (capitaliste), ils tombaient d’accord avec les partisans de l’impérialisme, qui utilisaient sans répugnance l’argument économique. Cecil Rhodes, comme Jules Ferry et Joseph Chamberlain, a soutenu la thèse de la nécessité économique de l’impérialisme :
« Hier, j’ai assisté à une réunion de chômeurs à Londres et après avoir écouté les discours virulents qui n’étaient ni plus ni moins qu’un cri pour demander du pain, je suis rentré chez moi plus que jamais convaincu de l’importance de l’impérialisme... Ce qui me préoccupe avant tout c’est la solution du problème social. Par cela j’entends que si l’on veut épargner aux quarante millions d’habitants du Royaume-Uni les horreurs d’une guerre civile, les responsables de la politique coloniale doivent ouvrir de nouveaux territoires à l’excédent de population et créer de nouveaux marchés pour les mines et les usines. J’ai toujours soutenu que l’Empire britannique était pour nous une question d’estomac. Si l’on veut éviter une guerre civile, il faut devenir impérialiste [12]. »

Texte important, puisque cité par Lénine dans son célèbre ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Interprétant un texte de Marx, Lénine formulait un diagnostic en accord avec celui de Rhodes :
« Les causes : 1) L’exploitation du monde par l’Angleterre ; 2) Son monopole sur le marché mondial ; 3) Son monopole colonial. Les conséquences : 1) L’embourgeoisement d’une partie du prolétariat anglais ; 2) Une partie de ce prolétariat se laisse diriger par des hommes que la bourgeoisie a achetés ou tout au moins payés [13]. »

Ainsi l’impérialisme est-il la solution (provisoire) qu’a trouvé le capitalisme a ses contradictions internes.
Pourtant, contrairement à l’opinion commune aux impérialistes et aux marxistes, le fait même de l’enrichissement des métropoles par l’exploitation des empires coloniaux a été vigoureusement contesté. Des économistes libéraux aux XVIIIe et XIXe siècles [14], des historiens non marxistes au XXe siècle ont affirmé et démontré que les conquêtes coloniales n’avaient enrichi que des intérêts particuliers, que ni l’État ni la nation n’en avaient retiré de bénéfice économique. Les colonies coûtent cher en frais de conquête, de fortification et de garnison, d’administration, de travaux publics. L’État, c’est-à-dire les contribuables, en fait les frais. Henri Brunschwig écrit avec un brin d’ironie :
« C’est le propre de cette politique coloniale (française) que de toujours miser sur l’avenir : on vote les crédits militaires parce qu’après la conquête viendra la mise en valeur ; on consent aux investissements parce que les chemins de fer et autres installations techniques permettent l’exploitation rationnelle ; on multiplie les hôpitaux et les écoles pour créer sur place une main-d’œuvre rentable ; on spécule sans cesse sur l’avenir et cette spéculation, en dernière analyse, conduit les colonisateurs à outiller les populations au lieu de les exploiter purement et simplement [15]. »

Des statistiques font apparaître que les domaines coloniaux conquis à grands frais rapportaient moins au commerce des conquérants qu’à celui des étrangers, et que les intérêts financiers les plus importants des puissances impérialistes se trouvaient généralement hors de leurs empires, dans des pays indépendants au moins en droit [16]. Cette discordance flagrante entre les champs d’expansion économique et les domaines de conquête impérialistes fait apparaître très regrettable le choix du mot impérialisme, terme politico-militaire, pour désigner un phénomène essentiellement économique. Lénine en avait conscience : « Nous ne nous arrêterons pas au côté non économique de la question comme il le mériterait », s’excusait-il dans la préface de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Le caractère le plus original de l’âge de l’impérialisme n’est pas à chercher dans la maturation de l’économie capitaliste mais plutôt dans l’importance nouvelle des facteurs politiques de puissance et de prestige dans l’expansion outre-mer. Au XVIIIe siècle, les mercantilistes reconnaissaient l’essence économique de la colonisation, et les libéraux les attaquèrent sur ce terrain en les sommant de libérer l’économie mondiale de son carcan politique. Les impérialistes font de l’expansion mondiale une affaire d’État. Les considérations économiques sont récupérées dans le cadre d’une politique de puissance qui inclut aussi d’autres points de vue, militaires, culturels, etc. Le professeur Heinz Gollwitzer a caractérisé cette intégration de l’économique dans la politique impérialiste :
« Ce qui caractérise l’impérialisme en ce qui concerne les possessions d’outre-mer et le colonialisme, c’est qu’il a donné à ce dernier une coloration politique et a mis plus que jamais l’accent sur le prestige. Cela ne se produisit en général pas au dépens du facteur économique, mais le fait remarquable est que l’accent ait été mis sur des points de vue non économiques [17]. »

Des territoires sans valeur économique immédiate ont été conquis simplement à cause de leur situation stratégique, pour en tirer des soldats, ou pour empêcher une autre puissance de s’y installer. Les colonies ne sont plus considérées comme de simples appendices économiques de la métropole, mais comme des provinces d’un empire mondial, instruments et objets d’une politique mondiale.
Aujourd’hui, après la « décolonisation » des empires européens, cette discordance entre les sens politique et économique du terme d’impérialisme est plus frappante que jamais. Les marxistes voient l’impérialisme en action même là où tous ses signes visibles font défaut : sans annexion ni protectorat, voire sans pactes ni bases militaires, l’impérialisme est présent dans tous les pays soumis aux lois du marché mondial capitaliste [18]. L’impérialisme employé au singulier se détache de plus en plus des États particuliers pour s’identifier à l’ensemble des économies développées capitalistes qui exercent leur « effet de domination » [19] sur l’économie du monde non-socialiste. Le terme a totalement perdu son sens propre, pour s’identifier à celui d’exploitation économique.
Ainsi la colonisation est-elle perçue comme domination, et la domination comme instrument de l’exploitation. Dans la représentation commune, un peuple colonisé est un peuple dominé et exploité. Qu’est-ce que l’exploitation ? L’exploitation est l’action de mettre en valeur un bien quelconque, c’est-à-dire d’en tirer profit. De ce sens général plusieurs acceptions sont dérivées, de tonalités neutres, laudatives, ou péjoratives : un exploitant n’est pas un exploiteur.
Le sens neutre est strictement économique et privé de toute coloration morale. On peut exploiter une terre, une forêt, des mines : l’exploitation foncière, forestière, minière, désigne aussi bien l’action que son objet. Le sens laudatif découle d’une exaltation religieuse ou prométhéenne de l’action humaine qui transforme la face de la terre en soumettant la nature à ses desseins. La découverte et l’utilisation des ressources dormantes sont une valorisation de la nature. L’homme est le roi de la Création et Dieu l’a mis sur la terre pour qu’il la travaille. C’est pourquoi « l’humanité ne doit pas, ne peut pas souffrir que l’incapacité, l’incurie, la paresse des peuples sauvages laissent indéfiniment sans emploi les richesses que Dieu leur a confiées avec mission de les faire servir au bien de tous » [20]. Les esprits laïques partageaient cette conception grandiose d’une vocation de l’homme à humaniser la terre entière, mais elle a perdu récemment une bonne part de sa crédibilité : les inquiétudes des écologistes se sont répandues dans le public, et on en vient à se demander si la prétendue « mise en valeur » ne déguisait pas le pillage et la dégradation d’un milieu naturel que l’homme devrait ménager parce que sa vie même en dépend. L’homme ne serait-il pas le cancer de la planète, et la nature vierge n’est-elle pas préférable aux paysages urbains du monde moderne ?
Nous passons aux sens péjoratifs avec la constatation que le devoir de mettre en valeur les ressources de la terre pour le bien commun de l’humanité a servi de justification à bien des injustices. La « destination providentielle des biens de ce monde » a fondé le droit de colonisation dans la doctrine de l’Église depuis le XVIe siècle. L’amiral Mahan réclamait « l’expropriation des races incompétentes », et Albert Sarraut enseignait qu’il serait puéril d’opposer aux entreprises de colonisation « un prétendu droit d’occupation et je ne sais quel autre droit de farouche isolement qui pérenniseraient en des mains incapables la vaine possession de richesses sans emploi » [21]. Cette expropriation entraîne le refoulement et si elle se répète la perte de tous leurs moyens d’existence pour les « races incompétentes ». Mais si l’exploitation n’avait fait qu’entraîner en conséquence l’expropriation de ces infortunés, la notion d’exploitation aurait pu garder sa dignité. Or ce ne sont pas seulement les ressources naturelles qui ont été exploitées, les ressources humaines ont subi le même sort.
Les conquérants du nouveau monde, partis « comme un vol de gerfauts hors du charnier natal » à la recherche du « fabuleux métal », ne venaient pas avec l’intention de « mettre en valeur » le pays par leur propre travail. Le travail nécessaire à cette exploitation faisait partie des ressources exploitables. Nobles ou gueux, ils voulaient vivre en hidalgos, transplanter outre Atlantique un système social fondé sur « l’exploitation de l’homme par l’homme ». La main-d’œuvre indigène fut ainsi exploitée par les particuliers (encomienda) et par l’État (mita) dans les plantations et dans les mines. Épuisées par des conditions de vie sans précédent pour elles, les populations disparurent en tout ou en partie. Il fallut alors importer une main-d’œuvre de remplacement, celle des esclaves africains. Comme l’écrivit Montesquieu : « Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres » [22]. Il est clair que dans la mémoire collective des Européens, et surtout des autres peuples de la terre, le mot « colon » évoque immédiatement l’image d’un « planteur » oisif, surveillant le fouet à la main le travail de ses esclaves [23].
Un autre reproche fonde un autre sens péjoratif du mot exploitation. « L’exploitation coloniale » est définie comme l’exploitation des ressources d’un pays pour le seul profit d’un autre. Une « économie de type colonial » est une économie dépendante, « hétéro-centrée ». Pourtant la « destination providentielle des biens de ce monde » et le « droit naturel de société et de communication » n’impliquaient pas autre chose que la liberté du commerce, avantageux pour tous. Ce commerce pouvait être déficitaire en Asie, où les Européens soldaient en argent leurs achats somptueux, et bénéficiaire en Afrique, où les rois nègres vendaient leurs prisonniers contre une pacotille sans valeur. Mais les marchands Européens ne jouaient pas le jeu de la libre concurrence : ils venaient armés en guerre pour imposer leurs conditions à leurs fournisseurs et pour éliminer tous leurs concurrents. Ainsi pouvaient-ils imposer leur monopole commercial, fixer les prix d’achat, mettre la main sur la production en imposant aux planteurs indigènes diverses formes de dépendance ou de servitude [24]. La plantation d’esclaves est le cas extrême. L’usage de la force armée pour garantir de hauts profits aux organisateurs du commerce a fondé le « pacte colonial », qui a survécu dans les mémoires à son abolition effective et reste sous-entendu dans la notion courante de la colonisation :
"Le système de gouvernement imposé par les métropoles à leurs colonies, et connu sous le nom de pacte colonial, contenait comme principes essentiels les cinq points suivants : 1° Monopole de la navigation réservé au pavillon national ; 2° Débouché de la colonie réservé aux produits manufacturés de la métropole ; 3° Approvisionnement de la métropole en matières premières. et denrées coloniales imposé aux colonies ; 4° Interdiction aux colonies de se livrer aux industries et même aux cultures qui ont des similaires dans les métropoles ; 5° Taxes financières sur les produits tant à leur sortie des ports coloniaux qu’à leur entrée dans les ports métropolitains" [25].
Ces pratiques « mercantilistes » élaborées du XVIe au XVIIIe siècle témoignent d’un état d’esprit qui considère les colonies comme de simples objets d’exploitation dont les métropoles se réservent jalousement les bénéfices. Les colonies ne sont pas des provinces ni des royaumes également sujets du même gouvernement, mais des appendices économiques n’existant que pour remplir une fonction économique au service de la métropole. C’est l’avis de Montesquieu :
« L’objet de ces colonies est de faire le commerce à de meilleures conditions qu’on ne le fait avec des peuples voisins, avec lesquels tous les avantages sont réciproques. On a établi que la métropole seule pourrait négocier dans la colonie, et cela avec une grande raison, parce que le but de l’établissement a été l’extension du commerce, et non la fondation d’une ville ou d’un nouvel empire [26]. »

C’est aussi l’avis du ministre Choiseul, et du rédacteur de l’Encyclopédie qui signe MVDF l’article « Colonies » : celles-ci
« n’étant établies que pour l’utilité de la métropole, il s’ensuit : 1° Qu’elles doivent être sous sa dépendance immédiate et par conséquent sous sa protection ; 2° Que le commerce doit être exclusif aux fondateurs. »

L’intérêt économique de la colonie ne compte pas :
« les colonies ne seraient plus utiles si elles pouvaient se passer de la métropole : aussi c’est une loi prise dans la nature des choses que l’on doit restreindre les arts et la culture dans une colonie à tels et tels objets suivant les convenances du pays de la domination. »

Et encore :
« si la colonie entretient un commerce avec les étrangers ou si l’on y consomme les marchandises étrangères, le montant de ce commerce et de ces marchandises est un vol fait à la métropole. »

Ainsi les colonies n’existent ni par ni pour elles-mêmes.
Le système mercantiliste, qui ne laissait aucune possibilité d’émancipation économique aux pays coloniaux, fut ébranlé dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle par les réfutations des économistes libéraux, partisans d’une libération générale de la production et des échanges. Mais les révoltes victorieuses des colonies américaines de l’Angleterre et de l’Espagne firent davantage pour démanteler le « pacte colonial », qui fut abandonné au cours du XIXe siècle. Ses apologistes avaient oublié que l’exploitation des ressources des pays exotiques par les Européens pouvait se faire de deux manières différentes. Ou bien tout était ramené à l’avantage de l’économie métropolitaine, alpha et oméga de l’économie « coloniale ». Ou bien une partie de la population métropolitaine s’installait sur les ressources exploitables, et de ce fait l’économie hétéro-centrée pouvait et devait être remplacée par une économie auto-centrée. Faute d’avoir compris cette situation les gouvernements britanniques puis espagnols poussèrent leurs propres colons à la révolte et à la sécession.
Au XIXe siècle, la victoire des conceptions libérales mit fin au pacte colonial, aux monopoles et à l’étatisme. L’Angleterre, forte de sa prépondérance coloniale, donna l’exemple d’une politique nouvelle, fondée sur le libre échange. Mais on vit alors que les lois du marché pouvaient être aussi oppressives et aussi exploiteuses que les règlements du pacte colonial. L’industrie textile indienne régresse après l’abolition du monopole commercial de la Compagnie des Indes en 1813, devant la concurrence de Manchester. Les Obrajes du Pérou furent ruinés en quelques années après l’ouverture des ports. Et la Chine fut ouverte de force à l’opium anglais.
Après 1871, de nouvelles formes d’exploitation se généralisent [27]. Elles caractérisent l’âge de l’impérialisme. Le pacte colonial n’est pas rétabli malgré les progrès du protectionnisme. Les domaines d’exploitation ne sont plus des possessions exclusives. Mais l’économie mondiale qui se forme est plus que jamais dépendante des puissances industrielles et financières de l’Europe du nord-ouest, qui exploitent aussi bien, voire mieux, les États juridiquement indépendants que leurs possessions coloniales. L’exploitation des États se fait par le placement de capitaux dans les emprunts publics émis par les États ou les municipalités soucieux de se moderniser. Elle aboutit au paiement d’intérêts, plus avantageux que ceux des placements locaux et souvent à la faillite de l’État débiteur et à la prise de gage par les créanciers : contrôle de la dette, directions des douanes, régie de certains impôts. Cette dépendance économique réduit la souveraineté de l’État débiteur et conduit souvent à son occupation militaire et à l’imposition d’un protectorat. L’exploitation des États n’est plus possible sous cette forme après l’annexion. L’exploitation directe des ressources du pays, indépendant ou annexé, se fait par investissements de capitaux dans les sociétés minières, ferroviaires, portuaires, des eaux, du gaz ou de l’électricité. Sources de profits rapatriables, ces investissements permettent aussi la fourniture de matières premières à l’économie dominante en même temps qu’ils donnent l’occasion de commandes de matériel, car la recherche de débouchés sûrs à l’extérieur est une obsession en cette époque de surproduction et de protectionnisme. D’où l’utilité éventuelle des annexions, et le rêve d’un « néo-mercantilisme ».
Le principe de complémentarité repose désormais sur les besoins économiques des métropoles en pleine évolution : les matières premières de l’industrie prennent une place croissante dans les productions « coloniales ». La complémentarité persiste en fait, mais non en droit, et certaines colonies imitent les productions métropolitaines : les « pays neufs », mis en valeur par l’immigration européenne, se spécialisent dans des productions certes complémentaires mais qui auraient été jugées concurrentes au siècle précédent. Les blés du Canada, les viandes frigorifiées de la République Argentine nourrissent l’Angleterre industrielle qui renonce à défendre son agriculture. C’est la division internationale du travail souhaitée par les libéraux : produire chaque bien là où il reviendra le moins cher. Économie « coloniale » si l’on veut, mais susceptible d’évoluer suivant l’offre et la demande. Les États-Unis, d’abord agricoles, deviennent une grande puissance industrielle qui dépasse l’Angleterre avant 1900, et le Canada s’industrialise pendant la Grande-Guerre. Il n’y a plus « exploitation » des pays neufs par les pays industriels qui leur envoient les immigrants et les capitaux nécessaires à la mise en valeur sur place des ressources locales. L’exploitation du pays signifie simplement la production de son existence matérielle par la société fondée par les colons. C’est une économie normale, auto-centrée.
Notre démonstration en arrive au point où il est enfin possible et nécessaire de définir la colonisation proprement dite. Ce ne sont pas les définitions qui manquent, mais il faut écarter les mauvaises pour ne retenir que les bonnes.
La colonisation n’est pas la domination, quoiqu’en pense le vulgaire. Annexer un territoire, le proclamer « colonie », ce n’est pas le coloniser : un territoire annexé est colonisable, il n’est pas pour autant colonisé. Mais la colonisation peut être un moyen au service de la domination : les Romains et avant eux les rois successeurs d’Alexandre installaient des colonies dans les provinces soumises pour avoir des points d’appui sûrs en cas de révolte. Le même calcul a inspiré aux gouvernements français l’idée de coloniser l’Algérie conquise.
La colonisation n’est pas davantage l’exploitation, ou plutôt elle n’est pas n’importe quelle forme d’exploitation. En particulier, elle n’est pas l’exploitation dite « coloniale » d’un pays par un autre. La colonisation correspond à la première phase de la mise en valeur d’un territoire, phase d’économie « primaire », c’est-à-dire principalement agricole et minière. Ainsi la définissait Jules Harmand :
« Il faut réserver le nom de colonisation à l’appropriation, à la mise en œuvre et à l’exploitation du sol, et, à un certain degré, du sous-sol immédiatement utilisable. Coloniser - de colere, cultiver - c’est, essentiellement, exploiter un terrain ou un territoire soit jusque-là sauvage ou à l’état de nature, soit déjà en partie aménagé, mais néanmoins toujours en posture économique trop médiocre pour fournir une production régulièrement avantageuse [28]. »

A la colonisation succède normalement le développement de toutes les branches d’une économie comparable à celle de l’ancienne métropole.
La définition économique donnée par Jules Harmand est bonne, mais elle ne mentionne pas un élément essentiel, sans lequel il n’est pas de colonisation : le peuplement, qui est à la fois le moyen et la fin de la mise en valeur. « Colonisation de peuplement » est un truisme, un pléonasme ou une redondance. La définition de Jules Duval intègre cette notion capitale : « Colonisation : On nomme ainsi, du verbe latin colere, colonus (cultiver, cultivateur, colon), l’occupation, le peuplement et la culture des parties du globe qui sont inoccupées, non peuplées, incultes » [29]. En effet le verbe latin colere, signifiant cultiver une terre, habiter un lieu, et honorer ses dieux, a donné les noms colonus  : paysan, en particulier métayer ou serf attaché au sol, et incola  : habitant. La « colonie » (colonia) est soit une terre cultivée, une ferme, soit un territoire donné à cultiver à des soldats en récompense de leurs services ou à des citoyens sans terre. Le même mot désigne la ville nouvelle qui sert de centre civique et commercial à ce territoire, et le groupe des hommes qui s’en vont peupler le nouvel établissement. En français le mot « colon » désignait au XIVe siècle un métayer ; puis il s’est appliqué aux « habitants » qui allaient s’installer dans les « colonies » d’outre-mer. Le sens premier du terme est donc parfaitement clair et cohérent. La colonisation est l’action de mettre en valeur un territoire inexploité ou considéré comme tel en y implantant une population à demeure.
Mais tout peuplement est-il une colonisation ? Non. La colonisation suppose une relation intense et durable du peuplement à la terre qu’il occupe, une appropriation et une transformation du territoire colonisé. La colonisation est sédentaire et dense. C’est pourquoi les populations de chasseurs et de ramasseurs ne colonisent pas, car elles suivent leurs moyens de subsistance sans se fixer durablement et sans transformer la nature dans laquelle s’intègre leur genre de vie prédateur. C’est pourquoi aussi les cultivateurs itinérants sur brûlis ne colonisent pas non plus, car leurs établissements ne sont que transitoires. Quant aux éleveurs nomades, leur mobilité et leurs migrations incessantes interdisent également de parler de colonisation à leur sujet. Mais l’élevage stable, et même l’élevage transhumant à partir de points fixes, tels que les ranches nord-américains ou les estancias argentines, peuvent rentrer dans le cadre de la colonisation, si l’on veut bien négliger la faiblesse de la densité de population autorisée par l’élevage extensif.
Un peuplement urbain est-il une colonisation ? Oui [30] si nous gardons les critères d’intensité et de stabilité. Colere urbem signifie habiter la ville, et le sens le plus courant du mot « colonie » désignait un centre urbain : la colonisation romaine est inséparable des fondations urbaines qui étaient les centres des territoires agricoles appelés aussi « colonies ». De nos jours l’urbanisation est générale dans les pays industrialisés et elle progresse à grands pas dans les pays sous-développés : ce qui n’empêche pas l’agriculture de rester partout la base de l’économie tant que l’homme ne sera pas capable de mâcher du fer et de boire du pétrole ; La colonie a donc besoin d’une base agricole pour nourrir ses villes, et le développement d’une économie complète à partir de zéro commence naturellement par la première nécessité, donc par l’agriculture. Une colonie purement urbaine serait donc incomplète et fragile, parce que dépendante du milieu extérieur. Par exemple, les « colonies » étrangères installées dans les villes pour le commerce et rassemblées dans certains quartiers où elles jouissaient parfois de privilèges d’exterritorialité et d’autonomie (fondaci italiens et comptoirs de la Hanse au Moyen Age, ghettos juifs en Europe de l’Est, concessions dans les ports chinois au temps des traités inégaux.). Mais ces « colonies » urbaines sont à la merci du gouvernement qui les tolère, faute de pouvoir contrôler l’arrière-pays. Aujourd’hui tous leurs privilèges ont été supprimés : il n’en reste plus que l’expression de « colonies étrangères » et le titre de « consul » porté par des agents diplomatiques. Les comptoirs de commerce fortifiés, qui n’avaient pas de population permanente, peuvent encore moins être appelés colonies. Enfin, un peuplement limité à un encadrement administratif siégeant dans les capitales et les chefs-lieux, même pléthorique, ne mérite pas le nom de colonisation. La colonisation implique donc la mise en exploitation de toutes les ressources du pays par une population nouvelle qui s’y installe à demeure et forme une société complète.
La définition de la colonisation que nous proposons est conforme à l’étymologie et à la logique, mais elle ne concorde pas avec le sens communément admis de nos jours, colonisation impliquant domination et exploitation, domination pour l’exploitation. Expliquer cette discordance revient à traiter des rapports entre colonies et métropole.
Historiquement, ces rapports appartiennent à deux modes différents et contradictoires : l’autonomie et la dépendance. Le premier cas est représenté par les colonies grecques à l’âge des cités. Beaucoup plus tard, les États-Unis d’Amérique, suivis par les États désunis de l’Amérique latine, enfin les Dominions britanniques, présentent de nouveaux exemples de colonies indépendantes de leurs métropoles. Cette indépendance arrachée par la force dans les deux premiers cas explique la complaisance relative avec laquelle, à partir de 1840, le gouvernement britannique laissa évoluer ses colonies vers un self-government de plus en plus absolu. La plupart des auteurs politiques britanniques du XIXe siècle, et quelques Français, voyaient dans cette évolution le destin inéluctable des colonies, et invoquaient le précédent grec à l’appui de leur thèse. Ainsi Jules Duval en 1863 :
« Les principes et les sentiments qui présidaient à la colonisation grecque étaient les meilleurs que jamais l’humanité ait pratiqués, et la civilisation la plus avancée n’en saurait imaginer de supérieurs ; ils se résumaient dans le nom de métropole, cité mère, cité patrie. Les relations de la colonie avec la cité qui lui avait donné naissance étaient conçues d’après les rapports de famille... Ainsi fondées sur la reconnaissance, sur l’amour, sur la solidarité des intérêts autant que sur leurs propres forces, les colonies grecques n’étaient pas privées du droit de libre et entier développement de leurs facultés productives... Elles se gouvernaient elles-mêmes, elles battaient monnaie en leur nom..., en un mot elles se conduisaient comme maîtresses de leur destinée, et ne tardaient pas à leur tour à fonder des colonies nouvelles par des essaims successifs... De l’enfance elles s’élevaient ainsi à l’adolescence par leurs rapides progrès, et une indépendance complète grandissait leur destinée sans briser les souvenirs, les affections et les hommages [31]. »

L’évolution de l’Empire britannique vers un Commonwealth de nations égales et souveraines liées par une commune allégeance à la Couronne renouvela cet exemple dans le monde contemporain :
« Gladstone, parlant des colonies britanniques, disait que "le grand principe de l’Angleterre, c’est la multiplication de la race anglaise par la propagation de ses institutions" (...) Vous rassemblez un certain nombre d’hommes libres destinés à fonder un État indépendant dans une autre hémisphère à l’aide d’institutions analogues aux vôtres. Cet État se développe par le principe d’accroissement qui est en lui, protégé par le pouvoir métropolitain contre toute agression étrangère, et ainsi avec le temps se propageront votre langue, vos mœurs et vos institutions, votre religion jusqu’aux confins de la terre [32]. »

Il n’est pas question de domination, mais seulement d’une tutelle provisoire, ni d’exploitation par la métropole.
Dans l’autre cas, le seul conforme à l’idée courante, la colonisation est un moyen de la domination et de l’exploitation. L’Empire romain fournit le meilleur exemple d’une colonisation subordonnée aux nécessités de la conquête et de la surveillance des provinces conquises. Jules Duval est moins enthousiaste pour cette forme de colonisation : « La colonisation commencée par la conquête se réhabilite par l’agriculture. Mais la maternité romaine ne se montre jamais libérale et généreuse qu’à moitié. Elle règle le gouvernement des colonies de la manière la plus avantageuse à sa domination » [33]. Le réseau des colonies romaines était comme le squelette de l’Empire ; il assurait le contrôle des provinces d’abord, leur romanisation ensuite. Cet exemple fut suivi par les Conquistadors espagnols en Amérique, dont les fondations imitèrent le plan hippodamien des colonies romaines ou alexandrines. Plus tard, les conquérants de l’Algérie française se posèrent en héritiers des bâtisseurs de Timgad : les soldats de Bugeaud s’illustrèrent « par l’épée et par la charrue ».
A quelques exceptions près, la colonisation moderne avant l’âge de l’impérialisme fut entièrement subordonnée à l’exploitation. La domination elle-même n’était qu’un moyen, très nécessaire sans doute, au service de l’exploitation. La colonisation n’était qu’une conséquence presque involontaire de l’exploitation. Le point de départ était toujours une entreprise à but lucratif, qu’elle soit le fait de l’État (expéditions portugaises) ou de particuliers (Colomb, Cortès, Pizarro et Almagro) ou de Compagnies par actions. L’État autorise et surveille ces initiatives pour les récupérer dans un esprit mercantiliste. Les gouvernements qui tous siègent en Europe ne considèrent pas les colonies comme des parties du territoire de l’État. Elles portent des noms séduisants pour les expatriés : Nouvelle Espagne, Nouvelle Angleterre, Nouvelle France, mais les gouvernements n’y croient pas.
L’administration des colonies est toujours au début concédée à des particuliers ou à des compagnies en fief ou en propriété. L’Espagne fut la première à instaurer le gouvernement direct des colonies par la métropole. Ainsi le domaine colonial devient une propriété de l’État métropolitain qui en attend un revenu ; les colonies n’existent ni par ni pour elles-mêmes.
En conséquence le peuplement, caractère essentiel de la colonisation, n’est pas perçu comme le but de la colonie [34]. La phrase de Montesquieu déjà citée est révélatrice de cet aveuglement [35]. Les colons n’existent que comme main-d’œuvre nécessaire à l’exploitation des ressources locales pour la métropole. On les considère comme détachés en mission au service de la métropole ou si l’on préfère en séjour provisoire pour faire fortune avant de rentrer au pays. On néglige ainsi l’enracinement des expatriés dans un nouveau milieu qui leur offre des possibilités de promotion inconnues dans la mère patrie. Cette méconnaissance du facteur peuplement dans la colonisation est générale, sauf chez les Espagnols qui dès le début ont reconnu dans la poblacion l’un des buts de leur colonisation. Les premiers colons des Antilles se révoltèrent contre les frères Colomb qui les considéraient comme une simple main-d’œuvre attachée à leur service. Ils firent reconnaître par la couronne leurs droits, ceux de tout sujet espagnol : acquérir des propriétaires, fonder des villes dotées des franchises municipales, organiser des expéditions de découverte. Cortès usa de tous ces droits, comme tous les conquistadors qui s’installèrent à demeure sans esprit de retour. Mais les autres peuples colonisateurs prouvèrent leur insouciance du facteur peuplement en ayant recours sur une très large échelle à la main-d’œuvre africaine. Le résultat est bien visible dans les Antilles : les îles espagnoles sont nettement plus blanches que celles « colonisées » par les autres peuples. Peuplées par une très forte majorité noire, elles ont été en définitive colonisées au sens propre par les Africains, et les premiers colons blancs ne sont plus qu’une infime minorité. À Saint-Domingue les anciens esclaves ont chassé leurs maîtres depuis 1791, et se sont retrouvés seuls maîtres du pays de Haïti.
Cette méconnaissance du facteur peuplement aboutit à un grave conflit d’intérêts entre les « colonies vraies », c’est-à-dire peuplées par des colons nombreux, et les métropoles. Le système d’exploitation centré sur la métropole en vient à léser les intérêts et les ambitions des colons qui pratiquaient une exploitation auto-centrée, c’est-à-dire une mise en valeur « normale ». Les colons avaient besoin de la protection de la métropole tant qu’ils étaient trop faibles pour faire face à l’hostilité des indigènes et des puissances rivales. Mais la colonie ayant grandi peut se défendre elle-même. L’économie de la colonie est naturellement complémentaire de l’économie métropolitaine dans un premier stade. La mise en valeur d’un pays commence par l’utilisation « primaire » des ressources du sol et du sous-sol, qui sont généralement différentes de celles de la métropole. Le développement de l’artisanat et de l’industrie se fait graduellement par la suite, et aboutit à une concurrence avec les fabriques métropolitaines. L’économie coloniale passe de l’enfance à la maturité. Mais le pacte colonial interdit ce progrès naturel. Il apparaît ainsi que le pacte colonial ne correspond nullement, comme on l’entend trop souvent, à la nature de la colonisation. Il est imposé à la colonie, contraire à son développement naturel. Le pacte colonial est le carcan de la colonie, son « lit de Procuste ». De nombreux esprits ont dénoncé le « pacte colonial », ce qui n’en fait pas pour autant des anticolonialistes. Le plus lucide fut sans doute le marquis de Mirabeau, qui dans L’Ami des Hommes démontrait l’incohérence de la notion mercantiliste de la colonisation, en des termes qui s’ils avaient été retenus auraient rendu cet article inutile :
« De ces trois choses si peu faites pour être combinées, à savoir l’esprit de domination, celui du commerce et celui de la population, il s’est formé un système tout neuf, et si je l’ose dire monstrueux, qui constitue la politique actuelle de l’Europe relativement à l’Amérique. L’esprit de domination voudrait embrasser plus d’étendue de ce pays que tous les sujets actuels n’en sauraient enceindre, les plaçât-on un à un seulement à portée de se parler avec un porte-voix. Il voudrait en outre gouverner ses sujets Américains autant et plus despotiquement que ceux qui sont à la porte de la capitale. L’esprit de commerce, dont le ressort au fond est de vouloir tout pour soi et rien pour les autres, regarde les colonies comme les fermes du commerce, veut les nourrir, les vêtir, les meubler, les parer à son prix et à sa fantaisie, avoir leurs denrées aux mêmes conditions, leur permettre et leur prohiber selon son intérêt, traiterait enfin volontiers les colons, comme l’on dit que les chats-huants traitent les souris dont ils font provision pour l’hiver, leur apportant du grain, mais leur cassant les jambes pour les empêcher d’aller en chercher où bon leur semble. L’esprit de population enfin sent bien la nécessité de renforcer et d’accroître les colonies, mais gêné dans sa liberté par le premier de ses confrères, dans son industrie par le second, il ne prend que de fausses mesures, et dont l’effet est précisément contraire de son objet... En un mot tous les arrangements de ces sociétés jurent et contrastent les uns avec les autres... »

Cette remarquable analyse fut écrite vingt ans avant la révolte des colons américains [36].
Nous arrivons ainsi au cœur du problème que pose l’interprétation de la colonisation. La révolte des Insurgents américains contre la couronne britannique est l’événement clef de l’histoire de la colonisation. La méconnaissance de sa vraie signification est la source de toutes les erreurs et de toutes les confusions ultérieures sur la nature du fait colonial. On l’a présentée, à tort, comme « le premier acte de la décolonisation », comme une « révolte anticolonialiste des colons ». Ces interprétations sont littéralement incompréhensibles. Comment les colons auraient-ils pu détruire leur œuvre, se révolter contre eux-mêmes ? La révolte des colons américains est une révolte pour la colonisation, que le pacte colonial les empêchait de développer. Révolte politique sans doute, contre la domination : les colons refusaient de payer des impôts que leurs représentants n’avaient pas votés. Ils ne faisaient que réclamer les droits reconnus aux sujets britanniques : « no taxation without representation », et la création d’un Parlement impérial aurait pu leur donner satisfaction en évitant la sécession. C’est pourquoi les Américains eux-mêmes présentent leur guerre d’Indépendance comme une Révolution politique. Mais ce qui imposait la sécession était la méconnaissance par la métropole du dynamisme propre au fait colonial. Le pacte colonial prétendait empêcher l’industrialisation de l’Amérique pour réserver son marché aux produits britanniques. Il entravait le développement du commerce maritime américain en prohibant les relations directes avec les pays étrangers. Et surtout il s’opposait à l’expansion territoriale vers l’ouest pour laquelle les colons avaient combattu les Français. La proclamation royale de 1763 fermait à la colonisation le territoire conquis entre les Appalaches et le Mississipi. Il est clair que la cause de la colonisation était défendue par les colons et non par Georges III. Et les indigènes ne se sont pas laissés tromper par les plumes des noyeurs de thé de Boston : ils ont tous pris le parti du roi !
Le déguisement symbolique des émeutiers de Boston a entraîné malheureusement des conséquences très fâcheuses pour la compréhension ultérieure de l’Indépendance américaine et du phénomène colonial dans son ensemble. Au lieu de revendiquer leur qualité de colons, les Américains ont préféré se présenter comme des « indigènes », victimes de l’exploitation impérialiste britannique [37]. Les vrais indigènes sont peut-être les seuls à ne pas s’être laissés abuser par l’« anticolonialisme américain ». Il est effarant de penser que la politique extérieure d’une grande puissance ait pu être déterminée en grande partie par un aussi grossier contresens. Des commentaires aberrants ont paru dans la presse américaine pendant les guerres d’Afrique du Nord : par exemple, que la révolte des Marocains contre les Français était exactement la même chose que celle des Américains contre les Anglais ! Les Américains, qui furent au XIXe siècle les plus grands praticiens de la colonisation, ont évidemment failli à leur tâche théorique : imposer une terminologie de la colonisation qui reflète le point de vue des colons et non celui des métropolitains. Car la colonisation reste perçue d’un point de vue européo-centriste qui fausse l’appréciation du phénomène. Une colonie qui échappe à la tutelle métropolitaine cesse d’être une colonie, et un territoire conquis par une puissance européenne est aussitôt considéré comme telle. Ce qui définit la colonie est sa dépendance envers une métropole européenne, et non pas le processus de colonisation qui s’y déroule, la colonisation en soi. Les États-Unis ne sont plus une colonie, après l’Indépendance, bien que les colons y colonisent plus activement que jamais ; l’Inde est une colonie, même si les colons en sont presque absents ! Au XIXe siècle le peuplement européen se développe essentiellement dans des États indépendants : États-Unis, Argentine, Brésil, ou dans des pays autonomes en marche vers l’indépendance : Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud. Les dépendances impériales sont exploitées sans peuplement important. Il y a discordance totale entre les champs d’action de la colonisation et ceux de la domination. Pourtant le mot colonisation reste un synonyme de domination et d’exploitation, par une survivance de la vieille mentalité mercantiliste. Ainsi une véritable inversion de sens a eu lieu : la colonisation est confondue avec son contraire.
Cette révolution sémantique est d’autant plus déplorable que dans le même temps une juste notion de la colonisation se répandait. Alors que les Américains s’abstenaient de contester en théorie ce qu’ils combattaient en pratique, paradoxalement les Anglais comprenaient la vraie signification de la révolte des colons. En même temps qu’ils en tiraient les conclusions pratiques, ils en exprimaient clairement la leçon théorique en définissant exactement le fait colonial. C’est ainsi que l’ Encyclopaedia Britannica de 1877 donne comme le plus bel exemple de colonisation le peuplement de l’Amérique du Nord par les États-Unis, et présente comme une réussite de la colonisation britannique la formation de cette nouvelle nation [38]. Et le même article précise nettement que l’Inde britannique n’est pas une colonie, mais un empire. En France Jules Duval et Jules Harmand sont tributaires de ces claires conceptions britanniques.
Un des nombreux mérites de l’article « Colony » déjà cité est justement de reconnaître que les considérations juridiques ont moins d’importance que les faits. L’attribution du statut de « Crown Colony » à l’Inde en 1858 n’a pas suffi à la coloniser. Les Anglais ont employé l’expression de « colonie vraie » pour éviter la confusion avec les colonies nominales : une colonie vraie est une colonie effectivement colonisée par une nombreuse population de colons. On a réussi à faire croire aux Français qu’ils possédaient le deuxième domaine colonial du monde, alors qu’ils n’avaient pas d’autre colonie vraie que la Nouvelle-Calédonie ! [39]. Mais l’esprit français a la faiblesse de croire à la magie des actes juridiques, qui transforment instantanément la Cochinchine en colonie et l’Algérie en trois départements métropolitains.
On objectera que le droit n’est pas sans conséquence, et que la proclamation du statut de colonie ouvre un territoire à l’immigration des métropolitains qui voudront s’y établir, possibilité que ne leur garantit pas un État indépendant du leur. René Maunier estimait qu’ « on peut parler de colonisation quand il y a et par là même qu’il y a occupation avec domination ; quand il y a et par là même qu’il y a émigration avec législation » [40]. Mais cette législation peut être celle des colons. Un État indépendant fondé par la colonisation et gouverné par les colons n’aura pas intérêt à freiner la colonisation en interdisant l’immigration. L’Angleterre a envoyé davantage d’émigrants vers les États-Unis émancipés que vers ses dominions. Comme on l’a vu, l’émigration européenne au XIXe siècle se dirigea presque en entier vers des pays indépendants ou autonomes. Il est vrai que l’immigration dans un État souverain est soumise à l’autorisation de cet État, parce que le contrôle de l’immigration est un attribut essentiel de la souveraineté. Le droit de communication qui justifie la colonisation dans la doctrine de l’Église ne saurait être un absolu. Que deviendrait la souveraineté d’un État si les étrangers avaient le droit de s’y établir sans limitation de nombre, au point d’y acquérir la majorité ? Les premiers habitants mis en minorité perdraient leur indépendance. L’hospitalité s’adresse à des individus, non à des peuples. L’immigration sans limite peut être une invasion. Les Américains connaissaient le danger par expérience : n’avaient-ils pas acquis le Texas, puis les îles Hawaï, par une infiltration suivie de révolte ? Au XXe siècle, les lois sur les quotas d’immigration ont manifesté une volonté politique de maintenir la composition traditionnelle du peuple américain en écartant les éléments jugés inassimilables.
Sauf en cas de conflit politique avec l’ancienne métropole, les colons n’ont aucune raison de refuser leurs anciens compatriotes du vieux pays, assimilés dès l’origine. Des étrangers se présenteront, attirés par les riches promesses d’un pays en construction. Déjà les gouvernements métropolitains acceptaient les colons étrangers quand les nationaux faisaient défaut : les colonies américaines du centre (New York, New Jersey, Delaware, Pennsylvanie) étaient une vraie tour de Babel avant l’indépendance, et l’Algérie française fut dès 1830 la colonie de l’Europe. Les gouvernements des colonies indépendantes les acceptent aussi volontiers en fonction de leurs besoins, pourvu que ces immigrants acceptent de se fondre dans le meltingpot de la nation en formation :
« L’élément introduit est en grande majorité formé de citoyens d’une même métropole. Ceux-ci admettront toutefois volontiers, sollicités par de grands besoins et par l’amplitude du nouveau domaine, le renfort d’autres immigrants, à condition qu’ils soient de la même race européenne et, comme tels, qu’ils aspirent à la fusion complète avec eux, en adoptant leurs mœurs et leur langage, et en devenant des compatriotes dans toute la vérité du terme [41]. »

Les Asiatiques ne sont pas les bienvenus dans les colonies fondées par les peuples européens, sauf au Brésil. Des différences moins apparentes peuvent aboutir à la juxtaposition plus ou moins inégalitaires de deux nations dans le même État : le Canada et l’Afrique du Sud en sont des exemples.
Mais les rapports entre les vagues successives d’immigration ne doivent pas faire oublier que l’immigration n’est pas la colonisation. A l’exception des premiers arrivants, des Founding fathers, les immigrants débarquent dans un pays déjà en partie mis en valeur. Dès 1831 Alexis de Tocqueville constatait le fait :
« L’Européen qui aborde aux États-Unis y arrive sans amis et souvent sans ressources ; il est obligé pour vivre de louer ses services, et il est rare de lui voir dépasser la grande zone industrielle qui s’étend le long de l’Océan. On ne saurait défricher le désert sans un capital ou du crédit ; avant de se risquer au milieu des forêts il faut que le corps soit habitué aux rigueurs d’un climat nouveau. Ce sont donc les Américains qui, abandonnant chaque jour le lieu de leur naissance, vont se créer au loin de vastes domaines. Ainsi l’Européen quitte sa chaumière pour aller habiter les rivages transatlantiques, et l’Américain qui est né sur les mêmes bords s’enfonce à son tour dans les solitudes de l’Amérique centrale [42]. »

La colonisation de l’Ouest avait commencé bien avant les grandes vagues d’immigration européenne qui déferlèrent longtemps après les dernières courses à la terre et la fin de la Frontière. Mais la colonisation n’aurait pas été possible sans une première immigration, et les vagues tardives ont occupé le terrain conquis et abandonné par les frontiersmen. Globalement, par rapport aux indigènes premiers occupants du pays, tous les colons, à quelque vague qu’ils appartiennent, sont des immigrants... et tous les immigrants des colons.
En tant qu’appropriation d’un territoire par une société nouvelle, la colonisation pose le problème de ses rapports avec la société indigène première occupante du pays. A vrai dire ce problème ne se pose pas nécessairement, puisque les colons peuvent être les premiers occupants. L’Islande, les Açores, Madère, les îles du Cap Vert, les Mascareignes, furent trouvées vides d’hommes. Le seul problème que pose la colonisation de ces terres vierges est écologique. Mais ce cas est l’exception, et il n’existe plus aujourd’hui de terre inoccupée de quelque dimension. Il fallait pourtant mentionner cette première possibilité pour bien montrer que coloniser n’est pas exploiter le travail des indigènes : la colonisation peut se passer d’indigènes, elle n’a un besoin absolu que de colons !
Quand il existe des indigènes, la colonisation peut les traiter de plusieurs manières différentes, mais elle ne peut les ignorer. C’est l’erreur de Jules Duval, grand apologiste de la colonisation, que de sous-estimer ce problème. Raoul Girardet résume ainsi sa pensée :
« On ne saurait donc excessivement s’attarder sur les conflits entre les peuples, les affrontements entre les civilisations qui restent inséparables de toute entreprise d’expansion coloniale : ce ne sont que des "épisodes", des aspects malencontreux mais secondaires d’une œuvre grandiose dont l’essentiel demeure "la lutte contre la nature", cette nature que les colons abordent "sauvage et indomptée" et "qu’ils assouplissent aux règles d’une production régulière". "Bientôt, écrit encore Jules Duval, où régnait la solitude, une population humaine s’épanouit ; où fleurissait la ronce, la récolte mûrit ; où les bêtes féroces creusaient leurs tanières, s’élèvent les demeures d’un peuple civilisé [43]. »

À en croire tous les colons du monde, ceux-ci n’auraient dépossédé que la nature vierge, et combattu que les éléments déchaînés. Les premiers habitants ne sont pas perçus comme tels, ils sont confondus avec la nature à laquelle ils sont intégrés par leur genre de vie plus ou moins « primitif ». Mais une terre sous-exploitée n’est pas inculte, un pays sous-peuplé n’est pas un désert. On pourrait penser que plus la population indigène est clairsemée, moins l’acuité du problème est vive. Il n’en est rien, le contraire serait plutôt vrai. Un genre de vie qui ne permet que de très faibles densités, comme celui des chasseurs ramasseurs, exige pour la subsistance du groupe de très vastes espaces. Cela est aussi vrai, dans une moindre mesure, pour les agriculteurs itinérants sur brûlis, pour les pasteurs nomades et même pour les paysans d’avant la révolution agricole du XVIIIe siècle qui pratiquent la jachère. Le colon armé des techniques les plus modernes, habitué à des rendements élevés, jugera que l’indigène a trop d’espace « il n’a qu’à faire » comme lui, et il pourra vivre sur un territoire « normal ». Ce beau raisonnement néglige le fait que l’indigène n’est outillé matériellement et mentalement que pour pratiquer le mode de vie ancestral, et qu’il ne peut instantanément et sans aide assimiler la culture technique dont bénéficie le colon. Resserrer l’indigène sans lui apprendre à exploiter intensivement l’espace qui lui est laissé revient à le priver de ses moyens d’existence sans les remplacer par d’autres. Généralement, il préfère tomber en combattant que mourir de faim.
La colonisation peut adopter trois attitudes envers les indigènes. Elle peut les associer à son œuvre en leur communiquant ses techniques et en leur laissant la part d’espace qu’ils peuvent mettre en valeur en les utilisant. Cette association peut conduire à une assimilation. Elle peut les exclure en les refoulant ou en les cantonnant sur des terres de rebut, où le soc de la charrue se briserait. Cette exclusion provoque la guerre et souvent le génocide. Elle peut aussi les exploiter comme main-d’œuvre. Cette exploitation réalise une intégration dans la subordination, qui ne permet pas la fusion des deux populations.
L’association n’est pas une hypothèse aussi théorique qu’elle peut sembler. Les premiers rapports entre indigènes et colons ont été souvent des rapports d’hospitalité. Les techniques ont été mutuellement enseignées, souvent à l’avantage des colons qui n’auraient pu survivre sans cultiver les plantes locales. Les terres ont été achetées à l’amiable. Mais l’hospitalité a fait place à l’hostilité quand les bons sauvages ont compris que les terres vendues étaient définitivement aliénées et que les nouveaux arrivants, trop nombreux, étaient insatiables. Quand la disproportion entre les populations est trop forte, la force des choses conduit à l’exclusion.
L’exclusion est à notre avis le principal mode des rapports entre la colonisation et la population indigène, parce que les plus grandes colonies, les colonies vraies, les plus fortement peuplées, ont été fondées sur ce principe. Les États-Unis d’Amérique, l’Australie, l’Argentine, Israël, en sont des exemples. Dans ce système la colonisation n’a pas besoin des indigènes, qui sont une faible minorité. En théorie, ils pourraient ne pas exister. La terre est perçue par le colon comme vacante, inoccupée. L’œil du colon ne reconnaît pas dans un terrain de chasse ou de parcours, dans un champ temporaire ou dans une jachère, les traits spécifiques d’un paysage humain. Fort de son droit divin, pour avoir lu et relu la Bible, il entretient une relation mystique et directe avec la Terre Promise qu’il recherche, sans s’arrêter à considérer les sauvages squatters qu’il peut y rencontrer. Les colons ont conscience d’être le peuple élu, chargé d’une mission divine : croître et multiplier pour former une population nombreuse comme les grains de sable de la mer. Dans ce projet aucune place n’est prévue pour les indigènes, simples épiphénomènes fortuits.
Refoulés par le nombre des colons, privés de leur espace vital, que peuvent-ils faire ? Les plus louables efforts de modernisation n’ont pu sauver les « cinq tribus civilisées » de l’exil forcé d’abord, puis de l’annexion [44]. A plus forte raison les Indiens restés « sauvages », privés de leurs ressources par le massacre des bisons, n’avaient d’autre issue que la révolte. Dans le monde entier, partout où des colons se trouvèrent en présence de « sauvages » ou de « barbares » résolus à défendre par les armes leur façon de vivre, la seule qu’ils connaissaient, les mêmes guerres d’extermination se reproduisirent. La guerre entre colons et « sauvages » est une guerre sans loi ; aucune conscience humanitaire n’impose de ménagements aux adversaires. Dans cette lutte pour la vie la déshumanisation, la diabolisation de l’adversaire est la règle. Les colons sont des démons, les sauvages des bêtes féroces dont il faut purger la Terre Promise comme Hercule en purgea la Grèce. Le général Sherman disait : « Nous devons répondre aux Sioux avec une ardeur agressive, même s’il faut aller jusqu’à les exterminer, hommes, femmes et enfants. Il n’y a pas d’autre solution pour aller jusqu’à la racine du problème » [45]. Au XVIIIe siècle, à la colonie du Cap, on apprenait à tirer sur son semblable sans plus de remords que pour un lapin notait un voyageur hollandais. En Tasmanie, les indigènes furent chassés jusqu’à extinction de l’espèce. Les apologistes de l’Algérie française invoquaient de tels faits pour glorifier l’humanité de la colonisation française qui au lieu d’exterminer les indigènes les avait multipliés par dix ! [46]. Il est très vraisemblable que si les colons français avaient été cent fois plus nombreux ils auraient agi comme, ceux d’Amérique. Sans entrer dans le détail de chaque conflit, il est évident que les « sauvages » se trouvaient en état de légitime défense et que leurs cruautés étaient plus « normales » que celles commises par les prétendus champions de la Civilisation. Il s’est toujours trouvé parmi les colons des hommes assez lucides et assez francs pour le reconnaître. Buffalo Bill comprenait et admirait l’effort désespéré des Indiens pour défendre leur terre et leur mode de vie ; mais il croyait comme tous les colons que la cause des envahisseurs devait triompher parce que la mise en valeur du pays était conforme à la volonté de Dieu [47].
A l’opposé, dans le système d’exploitation, l’indigène est nécessaire au colon qui n’a pas intérêt à l’anéantir s’il ne veut pas travailler de ses mains. Cela est si vrai que dans les premières colonies du nouveau monde l’effondrement démographique dû au travail forcé des mines et des plantations et aux épidémies importées d’Europe obligea les colonisateurs à importer d’Afrique une main-d’œuvre plus résistante. Les relations entre les colons et leurs esclaves noirs ne sont pas à proprement parler des rapports entre colons et indigènes, puisque les Européens ont précédé les Africains en Amérique. Mais la fonction des esclaves noirs était de se substituer aux indigènes trop fragiles pour tenir le rôle qui leur avait été imposé. Le résultat de ce système économique est une population hétérogène, quoi qu’entièrement importée, dans laquelle une mince couche de colons blancs domine une majorité de noirs esclaves. Après l’abolition de l’esclavage, des sociétés hétérogènes du même type se formèrent soit par l’importation de travailleurs sous contrat asiatiques (Indiens à Maurice et aux Antilles, Chinois, Japonais à Hawaï), soit par l’installation de colons européens au milieu d’une population indigène nombreuse où ils recrutèrent des ouvriers agricoles (Afrique du Sud et du Nord). Dans toutes ces sociétés existe une contradiction majeure : la minorité numérique détient la majorité du pouvoir économique et politique. En Algérie, dans l’arrondissement d’ Aïn Temouchent, les Européens, soit 15 % de la population, possédaient plus de 90 % des terres [48]. En Afrique du Sud, les Bantous qui forment la majorité de la population ne possèdent que 3,7 % des terres au Transvaal et 0,5 % en Orange [49]. La stratification sociale se confond en grande partie avec la superposition des races. La colonie européenne flotte sur une masse étrangère dont elle dépend tout en la dominant. L’avenir de telles colonies est donc précaire et incertain : celles d’Afrique du Nord ont été balayées, comme auparavant la colonie française de Saint-Domingue. Autant en emporte le vent... Ces colonies imparfaites, minoritaires, mériteraient le nom de « semi-colonies », s’il n’était pas déjà improprement utilisé pour désigner des États soumis au contrôle économique et financier de l’Impérialisme.
Il y a donc deux types idéaux de colonies, les colonies d’exclusion et les colonies d’exploitation. Ce dernier type correspond seul à l’image populaire de la colonie. Il est pourtant beaucoup moins important par le nombre des colons que le premier : l’ensemble des colonies majoritaires pèse beaucoup plus lourd que celui des colonies minoritaires. Mais des cas concrets peuvent combiner les traits de l’un et de l’autre type. Et une colonie donnée peut évoluer en se rapprochant de l’un et en s’éloignant de l’autre. Par exemple la colonisation sioniste débuta, au temps du baron Edmond de Rothschild (1882-1899), sur le mode de l’exploitation de la main-d’œuvre indigène salariée. Plus tard la campagne du mouvement syndical juif pour le « travail juif » aboutit à une colonisation d’exclusion [50]. Inversement la colonisation de l’Algérie française commença par le refoulement des indigènes, qui furent chassés de tout le Sahel d’Alger, puis évolua vers leur cantonnement qui les obligea pour vivre à vendre leur travail au colon voisin [51]. Dans tous les cas, ces deux types de colonisation ont un trait commun : l’usurpation. Qu’il soit chassé de son territoire ou qu’il y soit maintenu dans un statut de dépendance, l’indigène en est dépossédé par le colon qui se l’approprie.
Cette situation d’usurpation entraîne chez le colon et chez l’indigène des réactions psychologiques typiques. M. Albert Memmi en a donné des analyses très brillantes, qu’il faudrait compléter sur certains points. Il appelle « complexe de Néron » le complexe du colonisateur ; d’autres affectent le colonisé, et leurs complexes sont interdépendants. L’analyse d’Albert Memmi part du fait de l’usurpation, Néron étant l’usurpateur par excellence. L’auteur appelle « colonialiste » le colonisateur « qui s’accepte comme tel. Qui par suite, explicitant sa situation, cherche à légitimer la colonisation ». Pour ce faire,
« Deux démarches semblent possibles : démontrer les mérites éminents de l’usurpateur, si éminents qu’ils appellent une telle récompense ; ou insister sur les démérites de l’usurpé, si profonds qu’ils ne peuvent que susciter une telle disgrâce. Et ces deux efforts sont en fait inséparables. Son inquiétude, sa soif de justification exigent de l’usurpateur, à la fois, qu’il se porte lui-même aux nues, et qu’il enfonce l’usurpé plus bas que terre [52]. »

Ces deux aspects complémentaires existeraient sans le fait de l’usurpation : le colon est toujours fier de son œuvre, même en l’absence de tout indigène, et la tendance à dédaigner qui ne vous ressemble pas est un trait commun à tous les peuples. Mais l’usurpation transforme la signification de ces traits de mentalité en leur donnant une fonction de justification. En exaltant son œuvre le colon prouve son droit. Il se vante d’avoir vaincu la nature pour se poser en premier occupant. S’il reconnaît une première occupation, il refuse d’y voir une mise en valeur digne de respect. La terre appartient à celui qui la travaille et qui la valorise. Cet argument a beaucoup servi pendant la guerre d’Algérie, et il est encore invoqué par les apologistes du sionisme contre les revendications arabes. Les colons se donnent d’eux-mêmes une image glorieuse, celle d’hommes d’action, intrépides, ne redoutant ni l’effort ni le danger, ni les fièvres ni les flèches, habiles à manier la charrue aussi bien que le fusil, alliant le sens pratique des bâtisseurs au sens moral d’hommes conscients d’être les agents de la Providence [53].
Inversement l’indigène apparaît au colon comme son négatif, le parangon de tous les vices qui justifient sa déchéance. Mais il faut nuancer. Cet abaissement de l’indigène dans l’esprit du colon prend deux formes très différentes suivant les réactions de l’indigène à son propre abaissement. Deux attitudes lui sont possibles : le refus ou la soumission. Le colon rencontre deux types d’indigènes qu’il ne peut traiter de la même façon : Arminius et Flavus, Geronimo et l’oncle Tom, le loup et le chien. Pour le premier, l’irrécupérable, il n’a que défiance et que dureté, une dureté qui va en cas de besoin jusqu’au génocide. Pour le second il peut avoir des sentiments plus doux dans la mesure où celui-ci reste à sa place d’inférieur. C’est le « paternalisme ». Ces deux types de relations correspondent approximativement aux deux types de colonisation, d’exclusion et d’exploitation, avec la réserve que les sauvages vaincus peuvent être réduits à une misérable soumission et que les esclaves peuvent se révolter. « C’est à Fort Cobb en territoire indien qu’un Comanche du nom de Tourterelle se présenta au général [Sheridan] en se déclarant humblement un "bon Indien" : "Les seuls bons Indiens que je connaisse, répliqua le général, sont les Indiens morts !" » [54]. Dans l’esprit des colons les nègres « marrons » ne valaient pas mieux que les Indiens « bravos ».
L’indigène insoumis fait peur et le colon se venge de sa peur en le chargeant de tous les vices. Par prudence il étend son mépris à tous les indigènes exception faite de ceux sur qui il sait pouvoir compter. Le curé de Rio Salado dans l’arrondissement d’ Aïn Temouchent, région insurgée contre les colons en mai 1956, prêchait trois ans plus tard un bien curieux sermon :
« Nous ne sommes pas sans avoir été maintes fois exaspérés par les vices inoculés par le Coran dans le sang de ces gens-là : duplicité, vol, mépris du bien d’autrui, et de la vie humaine, impudicité, paresse, ingratitude, saleté... Autant de faits que les Français de la Métropole, généreux mais mal informés, ne peuvent comprendre. De tout cela nous avons souffert, vous et moi. Nous aurons encore à en souffrir bien davantage quand ils auront le haut du pavé. Et ça vient. Et pourtant ! Et pourtant il faut les aimer ! »

Les gauchos des llanos colombiens récemment jugés à Villavicencio pour le meurtre d’un groupe d’Indiens n’avaient pas entendu de sermons aussi généreux. Bons catholiques, ils se défendirent en affirmant que jamais personne ne leur avait enseigné que c’était mal de tuer un « Indio » : - Mais ce sont des hommes comme vous ! - Oui sans doute puisque vous le dites, mais on ne croirait pas. Ils ne sont pas comme nous. Ils ne sont pas rationnels. On ne peut jamais prévoir leurs réactions. Il faut toujours s’attendre au pire avec eux ». Pourtant ces llaneros ont des Indiens parmi leurs ancêtres. Comment a fortiori les colons pourraient-ils sympathiser avec les sauvages ? L’histoire de la colonisation est jalonnée de massacres.
Au contraire l’indigène soumis, utile, est considéré avec une certaine tendresse, un peu comme le chien de la maison, pourvu qu’il se montre content de son sort et reconnaissant envers ses maîtres. Les Sudistes, les Boers confiaient leurs enfants à des nourrices de couleur. Mais la familiarité n’entraîne pas l’égalité. « Ce ne sont pas des gens comme nous » : la même phrase s’applique à tous les indigènes, sauvages ou domestiques. Le témoignage de Jules Roy met en cause sa propre famille, garantie d’authenticité :
« Ce sont des gens qui ne vivent pas comme nous... Cette phrase jetait un voile pudique sur leur pauvreté. Ce qui pouvait apparaître comme une grande et profonde misère n’était qu’un refus de coucher dans des lits, de manger aussi bien que nous, ou d’habiter des maisons bâties en dur, sous des toits. Leur bonheur, oui, était ailleurs, un peu semblable, qu’on me pardonne, à celui des bêtes de la ferme, et je crois que je les ai toujours vus considérés, chez nous, comme des bœufs, qu’on traitait bien, mais qui ne pouvaient inspirer aucune compassion. "Ils n’ont pas les mêmes besoins que nous"... me disait-on. Je le croyais volontiers, et, du coup leur état ne pouvait m’émouvoir. Souffre-t-on de voir les bœufs coucher sur la paille ou manger de l’herbe ? Les Arabes pouvaient bien marcher nu-pieds et cheminer des jours entiers puisqu’il ne leur était pas nécessaire d’aller en voiture et encore moins de porter des chaussures. La chaleur, le froid, la faim leur étaient inconnus. Ah ! l’heureuse espèce ! [55]. »

Tels sont les aspects contradictoires et complémentaires de la mentalité « colonialiste » : exaltation de soi, dureté envers le « mauvais » indigène, indulgence pour le bon et loyal serviteur. Ces deux attitudes envers l’indigène peuvent être résumées dans le terme de « racisme », si l’on entend par là un sentiment de supériorité congénitale. Le racisme a mauvaise part : beaucoup de racistes refusent ce nom et se prétendent « réalistes ». C’est déplacer le problème. Le racisme évoque Hitler et les fours crématoires ; beaucoup de racistes n’en demandent pas tant. En fait le racisme tel que nous l’avons défini n’est pas nécessairement une attitude violente et meurtrière. Le racisme peut être bénin. Le « paternalisme » est une forme de racisme :
« Le paternaliste est celui qui se veut tendre par-delà et une fois admis le racisme et l’inégalité. C’est, si l’on veut, un racisme charitable - qui n’est ni le moins habile, ni le moins rentable. Car le paternalisme le plus généreux se cabre dès que le colonisé réclame ses droits, syndicaux par exemple. S’il relève sa paie, si sa femme soigne le colonisé, il s’agit de dons et jamais de devoirs. S’il se reconnaissait des devoirs, il lui faudrait admettre que le colonisé a des droits. Or il est bien entendu, par tout ce qui précède, qu’il n’a pas de devoirs, que le colonisé n’a pas de droits [56]. »

A cette notion de paternalisme bien définie par Albert Memmi, il faudrait ajouter celle de « fraternalisme » : fraternité dans l’inégalité ! Les fraternisations de mai 1958 en Algérie ont donné l’impression d’un miracle collectif transformant les données fondamentales du problème algérien. Quelques témoignages précis font douter de la profondeur de cette mutation. Le sermon déjà cité prouve que les paroissiens de Rio Salado étaient parfaitement racistes un an après mai 1958. Toute l’argumentation de leur curé tend à les persuader que la fraternité est compatible avec le racisme. De même une lectrice de Elle justifie la condition inférieure de la femme musulmane, qu’elle avait pourtant essayé d’émanciper :
« Native d’Algérie (j’y ai vécu cinquante ans), et pendant les troubles précurseurs de l’indépendance ayant dirigé une association pour la promotion de la femme musulmane, je connais bien leur esprit porté à la légèreté sous l’impulsion d’ « un certain tempérament » caractérisant les femmes de ce pays. Je pense (et je ne suis pas la seule) que les prescriptions religieuses qui sont à l’origine de la condition des femmes musulmanes conviennent à leur nature [57]. L’entrave à leur liberté ayant pour unique but d’empêcher les contacts avec l’élément masculin, contacts qui seraient certainement la source d’un dérèglement des mœurs de ce pays [58]. »

Ces exemples permettent d’éclairer le caractère propre du racisme. Le racisme n’est pas n’importe quel sentiment de supériorité. Il postule une supériorité de nature, donc éternelle. Albert Memmi résume ainsi le processus du racisme :
« 1° Découvrir et mettre en évidence les différences entre colonisateurs et colonisés ; 2° Valoriser ces différences au profit du colonisateur et au détriment du colonisé ; 3° Porter ces différences à l’absolu en affirmant qu’elles sont définitives et en agissant pour qu’elle le deviennent [59]. »

Mais il existe un sentiment de supériorité non-raciste, le sentiment de supériorité culturelle. C’est là une tendance bien connue de l’esprit français, de l’esprit européen, et à vrai dire de tous les peuples. Cette mentalité est ambiguë : elle méprise l’état présent des étrangers, sauvages, barbares, ou béotiens suivant les cas, mais elle reconnaît en eux une virtualité de civilisation, dont elle peut vouloir hâter la réalisation [60]. C’est donc le temps, l’évolution, l’éducation qui fait la différence entre cette perspective assimilationniste, dynamique, et la vision raciste qui fige l’état présent dans l’éternité. Pratiquement, il est difficile de distinguer les deux mentalités parce que l’indicatif présent exprime aussi bien une constatation contingente qu’une vérité éternelle. Les racistes ont donc beau jeu à se prétendre « réalistes ». Les deux sentiments de supériorité se cumulent souvent, non sans incohérence. Le devoir de civiliser les races inférieures invoqué par Jules Ferry est une absurdité, puisque l’infériorité de race n’est pas susceptible d’être corrigée par la culture, fût-elle gratuite, laïque et obligatoire. Le curé de Rio Salado assure la médiation entre la nature et la culture en utilisant magiquement les vertus régénératrices du baptême et les pouvoirs corrupteurs du Coran. Mais il est des mots qui ne trompent pas : « espèce » et « nature » sont des preuves de racisme.
Ainsi le complexe colonial, qu’il aboutisse au racisme ou à un sentiment de supériorité moins absolue, est-il un produit de la situation d’usurpation qui est celle du colon. C’est dire que le « colonialisme » du colon ne doit pas être interprété, par une sorte de racisme à rebours, comme un trait de nature propre aux Européens outre mer. « L’occasion fait le larron », dit le proverbe, et Albert Memmi confirme entièrement cette interprétation : « Le mécanisme est quasi fatal : la situation coloniale fabrique des colonialistes comme elle fabrique des colonisés » [61].
Mais faut-il en conclure que la colonisation n’est pas possible sans usurpation, et que la seule colonisation innocente est celle d’un territoire effectivement désert ? L’insistance des colons à se prétendre les premiers occupants le laisserait supposer. Pourtant, du début à la fin de l’expansion européenne les autorités métropolitaines ont proclamé leur sollicitude pour les peuples d’outre mer. Les bulles papales qui confiaient les territoires découverts aux souverains portugais et espagnols posaient comme condition l’évangélisation de leurs habitants ; et la doctrine de l’Église formulée par Francisco de Vitoria [62] justifiait la présence des Espagnols dans le nouveau monde par le devoir d’évangélisation et de défense des convertis. Les intéressés ont dénoncé en des termes fameux la duplicité de leurs apôtres : « Autrefois nous avions les terres et les Espagnols avaient l’Évangile ; maintenant c’est le contraire ! » Mais la doctrine de l’Église ne justifie pas l’exploitation : la domination elle-même n’est fondée que sur un titre discutable, le droit de tutelle, qui dans tous les cas ne doit s’exercer que pour le bien des indigènes et non dans l’intérêt des conquérants. Les missionnaires ont regroupé les Indiens dans leurs « réductions » pour les défendre contre l’avidité des colons et pour leur apprendre les techniques européennes : il s’agit là d’une « colonisation indigène ». Les « Lois nouvelles » obtenues de la couronne par Bartolomé de Las Casas précisaient clairement que les Indiens étaient des sujets espagnols au même titre que les colons et ne pouvaient en aucun cas être réduits en esclavage par ces derniers. Ils devaient bénéficier pleinement des bienfaits de la civilisation chrétienne. Plus tard la mission civilisatrice fut couramment invoquée pour justifier l’expansion européenne au XIXe et au XXe siècle. Les Anglais prétendaient conduire les natives au self-government, et les Français élargir leur propre nation en y admettant sans distinction de race leurs sujets d’outre-mer. La « conquête morale » est incompatible avec l’usurpation. Quoi de plus désintéressé que la divulgation des secrets de sa propre supériorité ?
Mais les autorités métropolitaines et leurs représentants ne représentent pas la colonisation qui se fait sur place.Le colon n’est pas un missionnaire de la civilisation comme on l’a trop prétendu. Il n’est pas désintéressé : son but est de s’aménager une place au soleil. La politique indigène a toujours dressé les colons contre les métropoles, depuis la révolte de Gonzalo Pizarro contre les Leyes Nuevas jusqu’à celle des Insurgents américains contre la proclamation de 1763 et du Yishouv sioniste contre le Livre blanc de 1939. Le colon prétend connaître, mieux que les gouvernements métropolitains, quels sont les vrais besoins des indigènes. « Il y a de la place pour toute le monde », assure-t-il. Cela n’est vrai qu’à deux conditions : que les indigènes soient capables et désireux de réaliser une révolution technique rendue nécessaire par la réduction de leur territoire ; et qu’ils acceptent de renoncer à leur indépendance pour s’intégrer dans la nouvelle société fondée par les colons.
Cette adaptation ne se fait pas facilement. Encore faut-il que l’une et l’autre population admettent la possibilité de cette mutation et la jugent souhaitable. Tous les peuples ont en commun la même tendance à mépriser les usages de l’étranger et à idéaliser leurs propres coutumes. La méfiance envers l’innovation est aggravée par l’ethnocentrisme. L’indigène défend par principe son mode de vie traditionnel ; le colon ou bien veut lui imposer le sien ou bien prenant acte de son échec se persuade aisément de l’ inéducabilité du « sauvage ». Celui-ci, jugeant de l’extérieur la prétendue « civilisation », en distingue les vices que l’habitude nous dissimule, sans être sensible à ses avantages pour nous évidents :
« Le malheur des Indiens est d’entrer en contact avec le peuple le plus civilisé, et j’ajouterai le plus avide du globe, alors qu’ils sont eux-mêmes à moitié barbares : de trouver dans leurs instituteurs des maîtres, et de recevoir à la fois l’oppression et la lumière. Vivant au sein de la liberté des bois, l’Indien de l’Amérique du Nord était misérable, mais il ne se sentait inférieur à personne ; du moment où il veut pénétrer dans la hiérarchie sociale des blancs il ne saurait y occuper que le dernier rang ; car il entre ignorant et pauvre dans une société où règnent la science et la richesse. Après avoir mené une vie agitée, pleine de maux et de dangers, mais en même temps remplie d’émotion et de grandeur, il lui faut se soumettre à une existence monotone, obscure et dégradée. Gagner par de pénibles travaux et au milieu de l’ignominie le pain qui doit le nourrir, tel est à ses yeux l’unique résultat de cette civilisation qu’on lui vante [63]. »

Ce refus de la civilisation, démontré aussi bien par la farouche résistance des Caraïbes que par l’extinction désespérée des Arawaks, a persuadé les Européens que ces peuples maudits devaient disparaître pour leur céder la place. Le « darwinisme social » a fourni la théorie d’une idée préexistante : dans la lutte pour la vie qui oppose les races comme les espèces, la sélection naturelle élimine impitoyablement les plus faibles. Dès 1831, Alexis de Tocqueville en était convaincu :
« Je crois que la race indienne de l’Amérique du Nord est condamnée à périr, et je ne puis m’empêcher de penser que le jour où les Européens se seront établis sur les bords de l’Océan Pacifique elle aura cessé d’exister. Les Indiens de l’Amérique du Nord n’avaient que deux voies de salut : la guerre ou la civilisation ; en d’autres termes, il leur fallait détruire les Européens ou devenir leurs égaux... La résistance a échoué. Or il est facile de prévoir que les Indiens ne voudront jamais se civiliser, ou qu’ils l’essaieront trop tard, quand ils viendront à le vouloir [64]. »

Même sans violence, l’installation des colons en supprimant les ressources des Indiens chasseurs les contraint à la fuite ou à la famine. La disparition des sauvages est un phénomène naturel induit par la colonisation. Cette théorie a pour effet d’ôter au colon tout sentiment de responsabilité dans le désastre qui les frappe : la meilleure bonne volonté, la plus bienveillante charité ne sauraient empêcher l’inéluctable [65]. D’où la tendance du colon à ne laisser à l’indigène que des réserves suffisantes pour un peuple en agonie, mais trop étroites pour une population en accroissement rapide. En Algérie les augures prophétisaient l’extinction du peuple indigène et restèrent incrédules devant les premiers signes de progression, avant d’en glorifier la colonisation française ! Au Kenya la révolte des Kikuyus, organisée par la société secrète Mau-Mau, contre les colons blancs des White Highlands, s’explique par le manque de terres.
Mais le refus n’est pas la seule réaction possible. La volonté de sauvegarder leur indépendance contre l’invasion des colons pousse les indigènes à adopter les techniques dont ils éprouvent douloureusement l’efficacité, en commençant par les techniques militaires. Les Araucans du Chili et les Chichimèques du Mexique empruntèrent le cheval et les armes à feu à leurs ennemis espagnols [66]. Certains poussèrent la volonté d’adaptation jusqu’à l’imitation systématique de toutes les techniques des colons. Les cinq tribus civilisées du sud-est américain copièrent les charrues, les moulins, les cultures et le bétail de leurs voisins blancs et leur empruntèrent l’institution de l’esclavage, pour leur malheur. Le cherokee Sequoyah inventa même un alphabet original pour transcrire la langue de son peuple [67]. Mais cette imitation volontaire reste opposée à la colonisation dans la mesure où elle vise à conserver l’indépendance. Le succès de la tentative dépend des rapports de force.
L’assimilation proprement dite implique une volonté de fusion des deux populations indigène et immigrée en un peuple nouveau. Pour l’indigène, l’assimilation est le moyen d’échapper à sa condition d’infériorité en s’identifiant aux nouveaux venus auréolés de leur prestige de vainqueurs et de bâtisseurs. La première réaction du colonisé, selon Albert Memmi, est « l’amour du colonisateur et la haine de soi » [68]. Les « Jeunes Algériens » formés par l’école française sont le meilleur exemple de cette réaction [69]. Mais le colon a-t-il intérêt à favoriser l’assimilation ? Les attitudes des différents peuples colonisateurs ont été différentes suivant les traditions nationales et suivant les religions : les protestants imprégnés par l’esprit exclusiviste de l’Ancien Testament se sont montrés nettement plus racistes que les catholiques, universalistes par définition. Mais la distinction la plus importante est numérique. Si les colons sont nettement plus nombreux que les indigènes, le sort de ces derniers leur est indifférent : assimilés ou irréductibles, ils ne comptent pas. Au contraire, quand les colons sont minoritaires, leur avenir dépend de l’évolution de la masse indigène. Si elle reste étrangère à la colonie, celle-ci est comparable à un château bâti sur le dos d’un dragon : s’il reste endormi comme au Pérou, la colonie dure, s’il se réveille comme en Algérie, elle est perdue. Mais une colonie minoritaire peut assurer son avenir en s’assimilant la majorité de la population indigène.
Nous rassemblons sous le vocable d’assimilation l’ensemble des procédés qui permettent d’effacer ou d’estomper les différences entre colons et indigènes et de réduire ainsi les risques d’affrontement violents entre ces deux populations. L’assimilation peut être juridique, c’est l’égalité des droits et des devoirs, qui pour être efficace doit entrer dans les faits ; sociale, c’est l’égalité des chances de promotion et l’abolition de la coïncidence entre la stratification sociale et la superposition des races ; religieuse, elle développe une conscience communautaire qui transcende les anciennes oppositions culturelles ; linguistique, elle permet de se comprendre et de s’entendre en abolissant l’une des plus efficaces barrières entre les hommes ; physique enfin, par le métissage qui estompe les signes les plus visibles d’appartenance à l’une ou l’autre population. L’inclusion du métissage impose le terme d’assimilation, plus général que celui d’acculturation.
C’est en Amérique latine que tous ces moyens d’assimilation ont été mis en œuvre sur la plus large échelle. Conjointement à la crise démographique des XVIe et XVIIe siècles, ils expliquent le succès de la colonisation minoritaire espagnole et portugaise. Le succès n’est pas complet, puisque la stratification sociale reste calquée sur l’échelle des couleurs de peau, et que le préjugé de couleur imposé par les blancs obsède la société multiraciale dans son ensemble. C’était même un thème courant dans l’idéologie européenne et latino-américaine du XIXe siècle que d’attribuer au métissage la responsabilité du retard économique, social et politique de l’Amérique panachée sur l’Amérique blanche [70]. Mais la situation des anciens colons latino-américains est préférable à celle de leurs homologues d’Afrique du Nord, chassés par la « décolonisation », et d’Afrique du Sud, qui vivent dans l’angoisse du « péril noir » faute de pouvoir assimiler la majorité indigène. Dans un pays peuplé d’une majorité de métis, comme le Mexique, la « décolonisation » est impensable.
En Algérie, les instruments de la politique d’assimilation étaient moins nombreux. La France laïque ne pouvait faire de prosélytisme chrétien, et les militaires savaient qu’une telle politique aurait infailliblement provoqué une révolte générale. L’Islam étant un phénomène spirituel et temporel, l’assimilation juridique semblait impossible, et dans ces conditions l’assimilation politique aurait entraîné la fin de la prépondérance française dans la colonie et l’échec de l’assimilation. Le seul moyen d’action était l’assimilation linguistique par l’école française, véhicule des « idées modernes » qui pouvaient diminuer l’empire des préjugés théocratiques. Mais le petit nombre des intellectuels indigènes les plaçait dans une situation inconfortable par rapport à la masse de leur peuple, attachée à ses valeurs traditionnelles et hostile à l’assimilation. C’est pourquoi une partie d’entre eux réclama en 1936 l’intégration et non plus l’assimilation. Jacques Soustelle, ethnologue réputé, s’est fait le théoricien de l’intégration, qui, a-t-il souvent répété n’est pas l’assimilation : Assimiler un individu ou un groupe revient à le conformer entièrement au modèle offert par une autre société. L’intégrer dans cette société serait l’y faire participer en lui laissant sa personnalité antérieure. En théorie, la différence est nette, mais en pratique ?
L’assimilation est rarement totale. Elle est absolue dans le cas d’un individu pris en charge peu après sa naissance. Sa culture est entièrement d’adoption ; seul son type physique peut trahir son origine. Mais un individu assimilé après avoir reçu un premier bagage culturel garde des souvenirs qui le distinguent de ses nouveaux compatriotes. Et un groupe immigré ou évoluant dans son pays conquis garde toujours pour son usage interne une sous-culture qui le singularise, fût-elle réduite à un patois, à un accent ou à des recettes de cuisine. L’assimilation d’un groupe est déjà une intégration. Inversement, l’intégration comporte une part d’assimilation, puisque la participation à une société implique la maîtrise de sa langue, et des valeurs culturelles qu’elle véhicule. Prétendre conserver intacte la personnalité du groupe à intégrer, c’est promettre l’impossible : comment les deux cultures pourraient-elles coexister dans le même esprit sans se mélanger ? L’assimilationniste Rabah Zenati observait que l’assimilation n’est pas à sens unique :
« L’épouvantail de "l’absorption" est dans la bouche de tous les trublions indigènes, et nul ne semble concéder que les peuples en présence s’absorbent mutuellement et quesienAlgérielesindigènesse francisent chaque jour, les Français s’arabisent dans une certaine mesure. Personne ne peut aller à l’encontre des lois inéluctables de la nature. En attendant que les deux éléments en présence se pénètrent intimement à travers les siècles, le rapprochement, la collaboration loyale, l’union des cœurs et des esprits restent la formule la plus saine et la plus rationnelle. L’idéalisme, ou plutôt le paradoxe, est dans l’affirmation de faire vivre côte à côte deux peuples, deux civilisations sans qu’un phénomène d’osmose et d’endosmose se produise. Bien naïf serait celui qui croirait à une telle aberration des lois universelles [71]. »

En Algérie il n’y eut pas de « fusion de races », mais un « métamorphisme de contact », suivant l’expression d’Émile Félix Gautier.
Pourtant l’assimilation réciproque reflète les rapports de force matériels et culturels entre les deux sociétés : la plus puissante, ou la plus avancée, donne plus qu’elle ne reçoit. Rome romanisa la Gaule vaincue, mais « Graecia capta ferum victorem cepit ». Les conquérants européens, imbus de leur supériorité de civilisateurs, n’avouent pas volontiers leurs emprunts. L’intégration réclamée par les partisans de l’Algérie française n’était pas celle de la minorité européenne dans la majorité musulmane, mais celle de l’Algérie dans la France. Et la France ne songeait pas à s’arabiser pour garder l’Algérie. L’Algérie française impliquait l’assimilation. Depuis l’édit de Villers Cotterets en 1539, le « commun langage françois » est le fondement de l’unité de l’État. Son enseignement est une affaire d’État : tous les Français doivent parler leur langue nationale. Mais si quelques-uns veulent en outre parler une autre langue, libre à eux : c’est une affaire privée. Imagine-t-on que l’État français aurait pris la peine de scolariser en arabe ou en berbère la jeunesse algérienne ? La scolarisation générale n’aurait pu aboutir qu’à la primauté de la langue française, comme en métropole. Quant à la religion musulmane, l’État français l’admet aussi bien qu’une autre dans sa neutralité religieuse. Sur le plan du droit, les plus ardents partisans musulmans de l’intégration préconisaient l’alignement progressif du droit musulman sur le code civil. Étant donné qu’à partir de 1955 la politique d’intégration excluait toute solution fédérale, la différence entre l’intégration et l’assimilation n’était plus évidente.
On remarquera que les colonies rattachées à une métropole, comme l’Algérie française ou les provinces portugaises d’Afrique, étaient favorables à une politique d’assimilation ou d’intégration, alors que des colonies sans métropoles comme Israël ou l’Afrique du Sud refusent de telles solutions par crainte d’être submergées par le nombre de leurs voisins. Le poids numérique des métropoles explique cette opposition de principes entre ces deux types de colonies, qui n’empêche pas une certaine solidarité [72] contre le péril commun, la « décolonisation ».
Lénine s’indignait en 1907 que le Congrès socialiste de Stuttgart ait sérieusement discuté les thèses de Van Kol favorables à une « politique coloniale socialiste » [73]. Mais n’a-t-il pas lui-même réalisé cette formule en transformant l’ancien empire russe en URSS ? La politique appliquée depuis 1917 prouve que l’intégration différente de l’assimilation à la française n’est pas une vue de l’esprit. Elle part du principe de l’égalité de toutes les nationalités et de la nécessité de les faire évoluer pour qu’elles accèdent au même niveau de progrès économique et social. Mais qu’est-ce qu’une nationalité ? Chaque langue parlée définit une nationalité, qui est reconnue comme corps politique fédéré dans l’Union et qui reçoit tous les moyens de développer sa culture propre, à conditions que le contenu en soit progressiste et socialiste. Ni la religion ni la race ne peuvent fonder une nationalité : les dangers panislamique et pantouraniste sont ainsi écartés. Car si l’Union est fondée sur le principe d’autodétermination allant jusqu’au droit de sécession, les impératifs de la cause socialiste imposent un État centralisé. Fondée sur la dialectique marxiste, la politique soviétique combine la plus large autonomie culturelle et linguistique des nationalités avec leur fusion dans le creuset générateur de l’homo sovieticus, au moyen des brassages de populations et des mariages mixtes, qui justifient l’enseignement universel d’une langue commune : le russe. A l’opposé de l’État français, l’État soviétique a fait un grand effort pour développer les cultures nationales, tout en poursuivant comme lui une politique d’assimilation. La colonisation a continué de plus belle, sous la périphrase « défrichement des terres vierges ». Les Kazakhs sont devenus minoritaires dans leur propre république. Mais cette colonisation est fondée non sur l’exclusion ni sur l’exploitation d’un peuple par un autre, mais sur l’association de tous les peuples à l’œuvre commune, qui doit également profiter à tous. Étrangère à tout darwinisme social, la politique soviétique des nationalités abolit la distinction entre colonisateurs et colonisés, sans abolir la colonisation elle-même.
Ce tour d’horizon pourrait continuer avec d’autres exemples pris dans le monde entier. C’est délibérément que nous venons d’analyser un cas étranger à l’expansion des pays de l’Europe occidentale et de leurs ancêtres gréco-romains. Notre démonstration a semblé accepter trop longtemps une conception erronée qui identifie la colonisation à l’expansion des peuples d’Europe occidentale dans le monde entier par la voie maritime entre la fin du XVe siècle et le milieu du XXe. A en croire l’idée commune, la colonisation aurait été une phase de l’histoire du monde, ouverte avec la conquête de l’ empire des océans par quelques pays européens et close par la triple action du communisme international, de l’anticolonialisme américain et des peuples afro-asiatiques réunis à Bandoung en 1955 [74]. Seuls quelques gouvernements réactionnaires s’obstineraient à nier que l’ère de la colonisation est définitivement terminée. L’ère de la « décolonisation » lui a succédé. Ainsi la colonisation apparaît-elle comme un phénomène transitoire, voire éphémère à l’échelle des temps historiques.
Cette conception nous semble fausse, parce que la colonisation n’est qu’une partie de l’expansion européenne, dont l’exploitation, la domination et l’assimilation ne sont pas des aspects moins importants, et parce qu’inversement l’expansion européenne n’est qu’une partie de la colonisation mondiale. D’abord, la colonisation par voie de terre n’en est pas moins une colonisation : que l’on songe à l’expansion russe en Sibérie, à la « marche vers l’Est » des Allemands, ou encore à l’élargissement périphérique de l’espace chinois et à la descente méthodique du peuplement vietnamien vers le Sud. Ensuite, la colonisation, navale ou terrestre, n’est pas un monopole de l’Europe. Les Aryens de l’Inde ont traversé la mer pour aller peupler Ceylan, les Chinois Formose, Haï-Nan, et Singapour, les japonais, Hokaïdo... C’est par la terre ferme qu’aujourd’hui les Chinois vont coloniser la Mandchourie, la Mongolie intérieure, le Sinkiang et le Tibet, dont la capitale est peuplée aux deux tiers par des Chinois. C’est en longeant la côte que les Vietnamiens ont submergé le Champa et absorbé un tiers du Cambodge :
« Au cours de cette entreprise coloniale réussie (car ce ne fut rien d’autre) le gouvernement vietnamien décida de donner au processus employé le statut d’une institution d’État et, en 1481, les don-diên furent créés. Comme les colonies romaines 1.550 ans plus tôt, ou les nakhal israéliens 500 ans plus tard, ou les wehrbauern austro-allemands au début du XVIIIe siècle, les don-diên [75] étaient des colonies agricoles que l’État octroyait aux fermiers, pour la plupart d’anciens soldats qui, en échange, assuraient la défense de la nouvelle frontière. Les membres du don-diên étaient des hommes rudes et intrépides, décidés non seulement à défendre ce qu’ils possédaient, mais aussi à repousser la frontière un peu plus vers l’ouest. »

En outre, la colonisation existait bien avant le XVe siècle. Au temps des royaumes combattants le Yang Tsé Kiang était la frontière du pays chinois ; le sud barbare fut conquis et lentement colonisé à partir du règne de Tsin Che Houang Ti. En Europe, le Drang nach Osten des colons allemands au-delà de l’Elbe eut lieu pour l’essentiel aux XIIe et XIIIe siècles. Ce fut pourtant l’une des plus grandes entreprises de colonisation de l’histoire, comparable aux exemples antiques plus souvent cités. Enfin la colonisation continue de nos jours au Brésil, en Australie, en Chine, en U.R.S.S., en Israël... Les journaux publient de séduisantes annonces par lesquelles les gouvernements du Canada, de l’Afrique du Sud, de l’Australie ou d’ailleurs tentent d’allécher des immigrants qui viendront renforcer un peuple trop peu nombreux pour mettre en valeur de trop vastes ressources. La construction de la route transamazonienne et le massacre des Indiens au Brésil inspirent les journalistes. Comment croire que la colonisation est terminée ? Tant que la répartition de la population sur la surface de la terre restera aussi inégale qu’elle est aujourd’hui, en fonction d’une densité optima variable suivant les conditions régionales, les zones de basse pression continueront d’attirer des flux de population en provenance des régions d’entassement. Il est vrai que les frontières s’opposent à la libre migration des hommes. Un pays surpeuplé comme le Japon n’a pas le droit d’envoyer des colons vers un territoire étranger sans le consentement de son propriétaire, et l’on sait bien que les peuples européens ont mis la main sur la moitié du monde et en ont pratiquement exclu les Asiatiques [76]. L’ordre international étant ce qu’il est, l’immigration dépend entièrement des besoins des pays d’accueil. La seule colonisation possible sans changement du statut territorial actuel est une colonisation intérieure [77].
Si la colonisation continue, on ne peut prétendre que la décolonisation lui a succédé. Des cas de décolonisation sont constatés : celui de l’Algérie est le plus frappant. Mais il est faux de présenter la décolonisation comme un phénomène à la fois universel et irrésistible. Le nombre des colons chassés par la décolonisation est infime comparé à la masse de ceux que rien ne menace. Et leur départ peut être compensé par les progrès de la colonisation dans d’autres pays. Tout au plus peut-on parler d’un recul de la colonisation européenne dans certaines parties du monde. Nous pourrons croire en l’universalité de la décolonisation le jour où une armée de libération panamérindienne défilera victorieuse dans New York abandonnée par ses habitants. Autant dire jamais . Loin d’être un phénomène universel et inéluctable, la décolonisation est un fait contingent et limité. Elle n’affecte que les régions où le rapport des forces s’est montré défavorable à la colonisation [78], qui ne pouvait se maintenir qu’avec le soutien de la métropole. Or l’embourgeoisement général des pays européens, en diminuant les facteurs d’émigration, leur enlève toute raison de coloniser. L’exception apparente confirmait la règle : le Portugal est le pays le plus pauvre de l’Europe occidentale. Il est donc vrai que l’optimum de la colonisation européenne est dépassé.
La colonisation n’est pas un phénomène éphémère. Le colon s’installe à demeure pour toujours, il ne « décolonise » que contraint et forcé. La fin de la colonisation n’est pas la « décolonisation » : la fin de la colonisation est la normalisation, la maturation d’un pays comme les autres. Au terme de quelques générations, les colons sont des indigènes, nés dans le pays, dans leur pays. Nous sommes tous, à plus ou moins long terme, descendants de colons. Comme l’écrivait Maxime Rodinson :
« Les colons et colonisateurs ne sont pas des monstres à face humaine. au comportement stupéfiant, comme on le croirait souvent à lire les intellectuels de gauche. Je suis anti-colonialiste et anti-raciste, mais ne puis renoncer pour cela à expliquer le colonialisme et le racisme par des facteurs sociaux et psychologique des plus répandues et des plus banaux, auxquels nul ne devrait jurer qu’il est inaccessible. Le fait d’appartenir à un groupe colonisateur n’est pas le crime indicible et irrémissible qu’on imagine dans les cafés des boulevards Saint-Germain et Saint-Michel. Qui en est innocent ? Seul le temps passé depuis l’usurpation varie [79]. »

La colonisation inspire des jugements divergents à ceux qu’elle place dans des situations opposées. Son dynamisme, et les réactions qu’il provoque, en font une redoutable cause de conflits. Pour les apaiser, ce ne sont pas les bons sentiments qui manquent, mais le bon sens. Comment instaurer la justice entre les nations sans établir au préalable la justesse dans les esprits ? Cet article, à la fois trop long et trop sommaire, n’a pas besoin d’une autre justification.
Guy Pervillé
Cet article a été choisi une deuxième fois pour être traduit en italien afin de fournir la matière de la thèse de traduction d’une élève de l’École supérieure d’interprètes de Trieste, Mlle Rosanna Flaiani, sous la direction du professeur Pasqualina Rossi-Pettener : "Che cos’e’ la colonizzazione ?" di Guy Pervillé, evoluzione semantica ed evoluzione culturale, Universita degli studi di Trieste, Scuola superiore di Lingue moderne per interpreti e traduttori, tesi di Laurea in traduzione, anno academico 1981-1982.
[1] « Israël, fait colonial ? », par Maxime Rodinson, dans Les Temps Modernes n° 253 bis, dossier sur le conflit israélo-arabe (1967), pp. 17-88.
[2] Inventé par les anticolonialistes (Molinari, 1895), le mot « colonialisme » est péjoratif dès le début. Cf. Charles-Robert Ageron, L’anticolonialisme en France de 1871 à 1914, Paris, PUF, 1973, p. 5.
[3] Dans L’ami des hommes, le marquis de Mirabeau en distinguait trois.
[4] Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, Paris, Le Seuil, 1966, pp. 21-22.
[5] Thème développé par Herbert Lüthy, « Colonization and the making of Mankind », Journal of Economic History, XXI, pp. 483-495.
[6] Cité par Raoul Girardet, L’idée coloniale en France, Paris, La Table Ronde, 1972, p. 113.
[7] James Burnham, L’ère des organisateurs.
[8] Heinrich Friedjung, Das Zeitalter des Imperialismus, Berlin, 1919-1922, cité par Heinz Gollwitzer, L’impérialisme de 1880 à 1918, Paris, Flammarion, 1970, p. 13.
[9] Raymond Aron, République impériale, Paris, Calmann-Lévy, 1973, pp. 260-262.
[10] Cité dans Gollwitzer, op. cit., pp. 118-119.
[11] Richard Koebner, Empire, Cambridge University Press, 1961. Richard Koebner et Helmut Dan Schmidt, Impérialism. The story and significance of a political word, 1840-1960, Cambridge, 1964. (Compte rendu par Henry Brunschwig : « Empires et impérialismes », Revue historique, juillet-septembre 1965.)
[12] Dans Gollwitzer, op.cit.,p. 136. Cité par Lénine d’après Die Neue Zeit, XVI, 1, 1898, p. 304.
[13] Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.
[14] Textes dans Marcel Merle, L’anticolonialisme européen de Las Casas à Marx, Paris, Armand Colin, 1969.
[15] Henri Brunschwig, Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français, Paris, Armand Colin, 1960, p. 101.
[16] Répartition des investissements extérieurs en 1914 : Royaume-Uni 47 % dans l’Empire et 53 % à l’étranger ; France 9 % et 91 %, Allemagne 1 % et 99 %.
[17] Op. cit., pp. 64-65 ; voir aussi p. 11.
[18] Quelle est alors la différence entre l’impérialisme et le « libéralisme » de l’époque précédente ? La dépendance économique des États latino-américains remonte à cette époque « libérale ».
[19] François Perroux : « Esquisse d’une théorie de l’économie dominante », dans Économie appliquée, n° 2-3, 1948.
[20] R.P. Muller. Cité par Aimé Césaire, « L’impossible contact », dans Chemins du monde, « Fin de l’ère coloniale ? », 1948, p. 109.
[21] Ibid.
[22] De l’Esprit des lois, 1748, livre XV, chap. V.
[23] Dans son article « Israël fait colonial ? », Maxime Rodinson constate les effets « de stéréotypes d’une grande puissance psychologique. Le colonisé, c’est l’être famélique en haillons, la crainte dans les yeux, traqué et misérable, quêtant anxieusement un morceau quelconque de nourriture. Le colonisateur, c’est la brute militaire ou civile, jouant avec arrogance de sa badine, se pavanant sur un pouce tiré par des coolies exténués ou encore, abruti et demi-ivre, violant les petites filles noires », op. cit., p. 23.
[24] Voir K.M. Panikkar, L’Asie et la domination occidentale, Paris, Le Seuil, 1956, p. 66.
[25] Article « Colonisation », par Jules Duval, dans le Dictionnaire général de la politique, de Maurice Block, Paris, 1863, pp. 401-405.
[26] De l’Esprit des lois, XXI, 21.
[27] Elles existaient dès l’époque libérale, comme l’a montré Jean Bouvier : « L’installation des réseaux des intérêts matériels européens en Méditerranée : XIXe-XXe siècle », dans L’impérialisme, colloque d’Alger, Alger, SNED, 1970, pp. 29-48.
[28] Jules Harmand, Domination et colonisation, Paris, Flammarion, 1910, p. 102.
[29] Jules Duval, op. cit., p. 401.
[30] En Algérie, pour les élections aux Délégations Financières, la loi distinguait les « colons » et les « non colons », c’est-à-dire les propriétaires fonciers et les membres des professions non agricoles, parmi les représentants de la population immigrée. C’est un sens étroit.
[31] Op. cit., p. 401.
[32] Jules Harmand, op. cit., pp. 111-112.
[33] Jules Duval, op. cit., p. 402.
[34] M. Reinhard, A. Armengaud et J. Dupaquier , Histoire générale de la population mondiale, Paris, Monchrestien, 1968, p. 272 : « Le pacte colonial, ou régime de l’exclusif, montre clairement que les métropoles recherchaient un supplément d’activité économique, de richesse et de puissance : les populations n’entraient guère en ligne de compte qu’à la façon d’une indispensable main-d’œuvre ».
[35] Montesquieu accuse les colonies de dépeupler les métropoles. Lettres persanes, CXXI, texte dans Marcel Merle, op. cit., pp. 121-123.
[36] Marcel Merle, op. cit., pp. 123-127.
[37] Favorisée par la politique britannique jusqu’en 1939, la colonie sioniste de Palestine se présenta en victime de l’impérialisme britannique lorsque celui-ci limita l’immigration et la vente des terres pour se concilier les Arabes.
[38] « A colony in the fullest sense of our usage of the term can arise only where the European colonist may look on his adopted habitation as his permanent home, where he can found a family and rear his children in robust health, where his ans their growing patriotism may come to regard their interests as bound up with the well-being of the community of which they form a part ».
[39] Jules Harmand, op. cit., p. 108, Excellente définition de l’Algérie française, p. 109.
[40] Sociologie coloniale. Introduction à l’étude du contact des races, Paris, 1932, p. 37. L’auteur insiste sur la précarité des « colonies sans drapeau », à juste titre comme le montre aujourd’hui le sort des Indiens en Afrique orientale. Mais la colonisation sans drapeau peut aboutir dans certains cas à la prise du pouvoir par les colons infiltrés (Américains au Texas et à Hawaï, sionistes en Palestine).
[41] Jules Harmand, op. cit., p. 110.
[42] De la démocratie en Amérique, livre I (1835), chapitre 9.
[43] Raoul Girardet, op. cit., pp. 19-20.
[44] Oliver La Farge, Histoire des Indiens, Grown Publishers, 1956, Club du Livre du Mois, s.d.
[45] Cité par Frederick W. Turner, Introduction aux Mémoires de Geronimo, Paris, Maspéro, 1972, p. 9.
[46] En réalité la population de l’Algérie en 1830 était vraisemblablement voisine de trois millions, et elle a diminué d’un tiers pendant les quarante années de la conquête. Voir Lucette Valensi, Le Maghreb avant la prise d’Alger. Paris, Flammarion, 1969.
[47] De même David Ben Gourion reconnaissait volontiers que dès son arrivée en Palestine il avait senti et compris la haine des Arabes envers le sionisme et qu’il la jugeait tout à fait naturelle et légitime : à leur place, il n’aurait pas réagi autrement. Mais il n’était pas à leur place.
[48] Michel Launay, Paysans algériens, Paris, Le Seuil, 1962, p. 63.
[49] Yves Lacoste, Géographie du sous-développement, Paris, PUF, 1968, p. 76.
[50] Moshé Smilansky, Dans la steppe, Tel Aviv, s.d., Œuvres, tome I, 1891-1893, p. 47. Eli Lobel, Les juifs et la Palestine, suivi de Les Arabes en Israël par Sabri Geries, Paris, Maspéro, 1969, pp. 26 et 74. Nathan Weinstock, Le sionisme contre Israël, Paris, Maspéro, 1969, p. 80.
[51] Hildebert Isnard, Le Maghreb, Paris, PUF, 1971, pp. 56-58 et 61.
[52] Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, 1957, pp. 63-72-73
[53] Les métropolitains en ont une autre image : brutalité, matérialisme, etc.
[54] Frédérich W. Turner, op. cit., p. 9.
[55] Jules Roy, La guerre d’Algérie, Paris, Julliard, 1960, p. 21-22. C’est nous qui soulignons.
[56] A. Memmi, op. cit., p. 101.
[57] C’est nous qui soulignons.
[58] Elle, n° 1370, 20 mars 1972.
[59] A. Memmi, op. cit., p. 96.
[60] Le président Salazar déclarait : « Nous croyons qu’il y a des races décadentes, ou arriérées, comme on voudra, vis-à-vis desquelles nous devons assumer la tâche de les appeler à la civilisation, travail de formation humaine qui doit être accompli avec humanité ». Cité par Vincent Monteil, Soldat de fortune, Paris, Grasset, 1966, p. 357.
[61] Albert Memmi, op. cit., p. 76.
[62] Marcel Merle, op. cit., pp. 56-60.
[63] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, livre I, chap. 10.
[64] Ibid.
[65] Ibid. : « On ne saurait détruire les hommes en respectant mieux les lois de l’humanité ».
[66] Nathan Wachtel, La vision des vaincus, Paris, Gallimard, 1971, pp. 283-299
[67] Oliver La Farge, Histoire des Indiens.
[68] A. Memmi, Portrait du colonisé, p. 157.
[69] Charles-Robert Ageron, « Le mouvement Jeune Algérien » de 1900 à 1923 dans Études Maghrébines, Paris, PUF, 1964, pp. 217-243. Voir aussi notre étude sur « Le sentiment national des étudiants algériens de culture française de 1912 à 1962 », dans Relations Internationales, n° 2, novembre 1974.
[70] J. Harmand, op. cit., p. 111.
[71] Rabah Zenati, Le problème algérien vu par un indigène, Paris, 1938, pp. 68-69.
[72] Solidarité imparfaite. Seule la droite israélienne se sent des affinités avec l’Afrique du Sud.
[73] Hélène Carrère d’Encausse et Stuart Schram, Le marxisme et l’Asie, Paris, Armand Colin, 1965, pp. 25-26 et 156-172.
[74] Raimondo Luraghi, Histoire du colonialisme, des grandes découvertes aux mouvements d’indépendance, Verviers, Marabout, 1967.
[75] « De dôn (fort) et dién (rizière). Ce procédé fut aussi utilisé par les Chinois au cours de leur poussée vers le sud et le système vietnamien était une adaptation d’un modèle chinois antérieur. » Note et citation de Bernard Fall, Les deux Vietnam, Paris, Payot, 1967, pp. 23-24.
[76] L’émigration vers le nouveau monde servit aux Européens de soupape de sûreté pendant la dévolution démographique du XIXe siècle. Les actuels peuples sous-développés, dont l’explosion démographique est encore plus préoccupante, ne disposent pas d’une pareille soupape de sûreté.
[77] Colonisation organisée par un État au moyen de ses propres ressortissants et d’immigrants étrangers agréés et souvent recrutés par cet État. C’est ainsi que les souverains de Prusse, d’Autriche et de Russie colonisèrent leurs provinces sous-peuplées au XVIIIe siècle.
[78] En général des colonies nominales, territoires à peine colonisés, voire pas du tout comme l’Inde, l’Afrique du Nord et en particulier l’Algérie étaient trop colonisées pour que la « décolonisation » se fasse à l’amiable, mais pas assez pour lui échapper. Les colonies minoritaires comme l’Afrique du Sud restent exposées à ce risque. Les colonies majoritaires ne risquent rien, sauf Israël, majoritaire dans ses frontières mais minoritaire dans son environnement hostile.
[79] « Israël fait colonial ? », art. cité, p. 85.

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