samedi 30 juin 2007
Commentaire : Guy Pervillé , professeur à l'université Toulouse-Jean-Jaurès où il est responsable du groupe de recherche en histoire immédiate (GRHI). Son blog.
Instructif, documenté, fouillé, lisible. En un mot : passionnant!
php
Cet article est le tout premier que j’aie rédigé, durant l’été 1972,
juste après l’agrégation d’histoire. Puis il a été accepté par la Revue d’histoire moderne et contemporaine et publié dans son n° de juillet-septembre 1975, tome XXII, pp. 321-368.
« L’idée coloniale », en France comme ailleurs, est rien moins que
claire et distincte, et ne progresse pas vers plus de netteté, bien au
contraire. « Colonisation », « colonialisme », « impérialisme », voilà
quelques-uns des termes plus ou moins indistinctement utilisés dont le
regroupement constitue une nébuleuse sémantique aux contours indéfinis.
« De quoi s’agit-il ? » : personne ne le demande, car chacun est censé
le savoir ; chacun porte en soi sa propre définition, d’autant plus
subjective et d’autant moins rigoureuse qu’elle reste le plus souvent
implicite. C’est pourquoi les discussions entre « colonialistes » et
« anticolonialistes », par exemple au sujet du problème algérien, ou
plus récemment à propos du caractère « colonial » de l’État d’Israël [1], ont pris le tour de controverses chaotiques et stérilement polémiques. Mais qui de nos jours ose s’avouer « colonialiste » [2] ? La colonisation est perdue de réputation ; elle fait honte. Pourtant elle n’est pas connue.
Qui dit colonisation pense domination, et qui pense
domination sous-entend exploitation. Si bien que la colonisation,
souvent nommée, n’est jamais pensée. Par le fait de ce quiproquo
permanent, la colonisation est le contraire de l’Alsace-Lorraine après
le traité de Francfort « Parlons-en toujours, n’y pensons jamais !... »
Nous nous perdons dans le dédale des classifications des différents
types et des différents systèmes de colonisation : classifications
économiques, juridiques, historiques... Il semble que la colonisation ne
puisse être définie, comme l’électricité, que par la somme de ses
manifestations ! Est-ce trop demander que de réclamer une définition
théorique nette qui assume en une formule simple tous les cas
particuliers ? S’il n’était possible de ramener à cette belle unité la
multiplicité des phénomènes « coloniaux », il serait néanmoins utile
d’identifier deux ou plusieurs éléments fondamentaux dont la combinaison
permettrait de reconstituer les cas historiquement constatés. Dans
cette hypothèse, toute proposition générale concernant la colonisation
risquerait d’être fausse dans sa généralité, quand bien même elle serait
pour une partie vraie.
C’est dans le passé que nous trouvons des exemples encourageants de cette méthode analytique. L’article « Colony » de l’ Encyclopaedia Britannica,
édition de 1877, distingue énergiquement deux types de colonisation,
dont un seul correspond à la plénitude de cette notion. Inspiré par la
même notion britannique de la colonisation, Jules Harmand, dans son
livre publié en 1910, Domination et Colonisation,
réserve lui aussi le nom de colonisation à ce que l’on appelle
généralement « colonisation de peuplement ». Après lui Georges Hardy,
par exemple, a distingué « l’aspect colonial » de « l’aspect impérial ».
Malheureusement ils n’ont pas fait école, et l’article « Colony » de l’ Encyclopaedia Britannica,
version 1969, permet de mesurer la régression des idées claires et le
progrès de la confusion mentale dans notre monde plus troublé que
jamais.
C’est pourquoi nous croyons qu’il faut reprendre
l’analyse et la pousser plus loin encore. Procédons à une « analyse
spectrale » de la nébuleuse sémantique. Elle permettra d’isoler non plus
deux éléments fondamentaux, mais quatre [3]
dont la combinaison devrait suffire à restituer toutes les nuances des
phénomènes observés. Ce sont : 1° la domination, 2° l’exploitation, 3°
la colonisation proprement dite, 4° l’assimilation. Ainsi pourra-t-on
distinguer la colonisation des phénomènes connexes avec lesquels on la
confond trop souvent, comme le fondeur extrait le minerai de sa gangue.
On aurait tort de croire que ce projet théorique de
« donner un sens plus pur aux mots de la tribu », relève d’une manie de
puriste amateur d’étymologies, ou d’« abstracteur de quinte essence ».
Nous savons bien que les mots ont une histoire, qu’ils s’enrichissent ou
bien s’usent à l’emploi ; mais ceux dont il est ici question sont
tellement érodés par leur histoire qu’ils n’ont plus qu’une trompeuse
apparence de sens. Il s’agit précisément de redonner un sens à ce qui
n’est plus que flatus vocis. Pour y parvenir il faut
rechercher dans quelles circonstances historiques cette érosion
sémantique s’est exercée. Comment s’est formée l’idée confuse de la
colonisation que nous tentons de clarifier ? Pourquoi s’est-elle
maintenue jusqu’à nos jours ? Les hommes seraient-ils si peu soucieux de
penser avec des concepts justes et précis ?
Qu’on ne s’illusionne pas sur ce point : la confusion
s’est maintenue dans les esprits parce qu’elle profite aux pêcheurs en
eau trouble de tous bords. « Un des procédés les plus courants de
l’obscurantisme contemporain consiste à jouer sur le flou dans lequel
sont laissées intentionnellement les notions utilisées. Contre cette
tendance, il nous faut revenir à l’exigence du XVIIIe siècle, à
l’exigence à vrai dire de tout travail scientifique digne de ce nom :
toujours définir les mots dont on se sert et ne les employer que dans
les sens ainsi définis » [4].
L’histoire et la science politique, si elles veulent être des sciences,
ne peuvent pas rester tributaires du vocabulaire idéologique.
La domination, l’exploitation, la colonisation et
l’assimilation sont des aspects complémentaires d’un phénomène aussi
ancien que l’histoire humaine : l’expansion des sociétés et des
civilisations. Par l’expansion violente ou pacifique l’humanité a brisé
le cloisonnement tribal, élargi ses horizons à l’échelle de grands
ensembles unis par une civilisation commune, au point d’aboutir à la
situation actuelle d’un monde techniquement unifié par les moyens de
communication rapides, encore que divisé par les intérêts et par les
idées [5].
C’est l’expansion européenne poursuivie avec obstination du XVe au XXe
siècle qui est la cause principale de ce passage à l’échelle
planétaire ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu d’autres
expansions dans l’histoire, et qu’il n’y en aura pas d’autres.
La domination est le pouvoir absolu du maître (dominus) sur ses esclaves. Quasiment synonyme, l’empire (imperium), est l’autorité inconditionnelle du général en chef (imperator)
sur ses soldats, et par extension sur les ennemis vaincus. Dans les
relations internationales, l’empire est donc une formation politique
fondée sur la conquête militaire et sur sa consolidation par l’usage ou
par la démonstration de la force armée. Une alliance librement conclue
peut être transformée en empire : ainsi l’empire athénien, ou l’empire
romain à ses débuts. L’empire se reconnaît à la pluralité des peuples et
des anciens États qu’il rassemble sous son autorité. Parmi ces peuples
il en est généralement un qu’il faut distinguer des autres : c’est le
peuple conquérant, qui donne son nom à l’empire : empire perse, empire
romain, empire de Chine (Tsin), empire arabe, etc.
La formation d’un empire pose un problème politique,
celui de l’unité de l’ensemble ainsi constitué. Faut-il maintenir le
privilège du peuple vainqueur par rapport à tous les vaincus ? On aura
un empire hétérogène, et fragile parce que l’édifice fondé sur la force
et privé de conscience politique commune sera menacé de dislocation dès
que le pouvoir conquérant relâchera son autorité ou sera vaincu par plus
fort que lui. Ou bien va-t-on étendre progressivement le statut et le
nom du peuple vainqueur à l’ensemble de ses sujets ? On formera de cette
façon un corps politique nouveau, qui n’aura plus de l’empire que le
nom, et sera en réalité une nouvelle nation, plus vaste et plus
puissante que chacune des anciennes. L’empire romain est resté
l’archétype d’une telle évolution dans la mémoire collective des
Européens : à partir de la Constitution antonine de 212 (édit de
Caracalla), l’Imperium Romanum est devenu la Romania,
et la chute de Rome en 410 fut déplorée par le Gaulois Rutilius
Namatianus en termes inoubliables : « Tu urbem fecisti ex quo orbis
erat ». L’empire chinois, à l’autre bout du continent, offrait le même
exemple d’État rassemblant dans son unité la plus grande partie de ce
qui semblait être le monde.
Le propre des empires semble être en effet un projet
d’ordre mondial. Projet paradoxal, et dont l’efficacité n’a pas été
pleinement démontrée par l’expérience. Il s’agit tout simplement
d’imposer la paix par la guerre. Dans Victor Marie comte Hugo, Charles Péguy a développé ce thème en hommage au « centurion » Ernest Psichari :
« Latin, Romain, héritier de la paix
romaine... Romain héritier de la force romaine, Romain héritier de la
loi romaine... ; Pacificateur, Édificateur, Organisateur, Codificateur,
Justificateur..., pacificateur qui faites la paix à coups de sabre, la
seule qui tienne, la seule qui dure, la seule enfin qui soit digne ; la
seule au fond qui soit loyale et d’un métal avéré ; vous qui savez ce
que c’est qu’une paix imposée, et d’imposer une paix, et le règne de la
paix ; vous qui maintenez la paix par la force ; vous qui imposez la
paix par la guerre : bello pacem qui imposuisti ; et
qui savez que nulle paix n’est solide, n’est digne qu’imposée, que
gardée par la guerre, l’arme au pied ; vous qui faites la paix par les
armes, imposée, maintenue par la force des armes... [6] ».
L’américain James Burnham proposait à son pays ce rôle impérial [7].
Mais les présidents des États-Unis, s’ils jouent depuis plus de trente
ans le rôle de « gendarmes de la planète », n’aiment guère l’expression
d’empire américain, à laquelle ils préfèrent le terme de leadership. Le leadership,
c’est-à-dire l’« hégémonie », expression que leur appliquait le général
de Gaulle, et qui signifie seulement direction d’une alliance. Les
anciens Grecs distinguaient nettement, avant la victoire de Sparte sur
Athènes, l’« hégémonie » des lacédomiens respectueux de la souveraineté
de leurs alliés, et l’ arché imposée par les
Athéniens aux cités tributaires. Mais comme le montre l’exemple
d’Athènes, et celui de Sparte après sa victoire, une alliance peut se
transformer en empire, et l’expression d’impérialisme américain est
devenu courante dans les milieux de gauche, comme celui d’impérialisme
soviétique dans d’autres milieux.
On peut définir l’impérialisme comme une politique
visant consciemment et délibérément la conquête d’un empire. C’est ainsi
que Heinrich Friedjung a caractérisé « l’âge de l’impérialisme » : « le
désir de puissance devint conscient et par là fut élevé au niveau de
mobile d’action » [8].
Inversement, selon Raymond Aron, une grande puissance peut pratiquer
une politique « impériale » sans visée « impérialiste » [9].
On a beaucoup discuté pour savoir à partir de quand l’expansion romaine
cessa d’être fortuite pour devenir systématique ; on a prétendu que
l’empire britannique avait été conquis « in a fit of absentmindedness ».
La formation involontaire des empires est généralement présentée comme
une suite de guerres défensives ou d’agressions préventives dont le seul
but est d’améliorer la sécurité des frontières. Dans son livre Democracy and reaction (1904), Leonard Hobhouse a dénoncé cette explication qui rejette sur le peuple conquis la responsabilité de la conquête :
« L’observateur déconcerté, attendant en
vain l’avènement de cette paix britannique tant promise, se trouve
confronté avec une interminable succession de guerres de frontières,
plus ou moins graves, qui toutes se terminaient par l’annexion d’un
nouveau territoire. Sous le règne de l’impérialisme, le temple de Janus
ne ferma jamais. Le sang ne cessa de couler, les morts d’être pleurés.
Certes, dans chaque cas, un excellent prétexte était invoqué. Nous
étions perpétuellement sur la défensive. Nous n’avions pas l’intention
d’entrer en guerre. Étant entrés en guerre, nous n’avions pas
l’intention d’occuper le pays. Ayant occupé le pays à titre temporaire,
nous étions bien décidés à ne pas l’annexer. L’ayant annexé, nous étions
convaincus que du début à la fin le processus entier était inévitable.
Dans chaque cas nous menions une guerre défensive et dans chaque cas
nous finissions par occuper le sol de nos voisins agresseurs. Telle est
la fiction que l’on soutient encore solennellement. La vérité est que
nous menions une politique de guerre offensive sur une grande échelle et
avec une grande persistance et qu’en nous efforçant constamment de
fermer les yeux nous avons réussi à nous tromper nous-mêmes ou, pour le
dire plus simplement, à faire preuve en politique d’une hypocrisie plus
coupable peut-être qu’un brutal déni de justice [10] ».
Il est d’autant plus difficile de choisir entre ces deux explications que la différence entre la défense et l’agression n’est pas toujours évidente. En effet, comme l’ont fait remarquer Hans Delbrück puis Simone Weil, la sécurité absolue pour les uns implique l’insécurité absolue pour les autres, et réciproquement.
Il est d’autant plus difficile de choisir entre ces deux explications que la différence entre la défense et l’agression n’est pas toujours évidente. En effet, comme l’ont fait remarquer Hans Delbrück puis Simone Weil, la sécurité absolue pour les uns implique l’insécurité absolue pour les autres, et réciproquement.
Si la conscience de soi caractérise l’impérialisme,
cette politique a besoin de justifications idéologiques. Elles peuvent
être particularistes (ethniques, nationalitaires, nationales, ou
religieuses au sens de la religion ethnique) ou universalistes
(expansion de la vraie religion, mission civilisatrice, unification du
monde), ou les deux à la fois. Tout comme une politique simplement
« impériale » et déterminée par les circonstances, l’impérialisme doit
procurer des avantages matériels, ne serait-ce que pour compenser les
sacrifices humains et matériels qu’il implique. Le butin, les rançons ou
contributions de guerre, les tributs, les impôts en argent, en nature
ou en travail imposés aux vaincus, les contingents militaires qu’ils
fournissent à l’armée conquérante, ne sont pas de faibles bénéfices. La
sécurité elle-même, si vraiment elle est le but poursuivi, est une
avantage tangible sous forme d’assurance contre les dégâts d’une
éventuelle invasion ennemie.
Aux bénéfices casuels de la conquête succèdent ceux,
réguliers, de l’exploitation des provinces conquises, dans la mesure où
les dépenses de souveraineté ne les dépassent pas. C’est un lieu commun
que l’exploitation des territoires conquis entraîne un enrichissement du
peuple conquérant qui transforme les rapports sociaux et politiques à
l’intérieur de celui-ci. À Athènes elle permit le développement de la
démocratie grâce aux misthoi, indemnités de fonction
payées aux membres des assemblées et des tribunaux. A Rome, elle
enrichit démesurément les grandes familles patriciennes et plébéiennes,
tout en assurant la sportule, le pain et les jeux aux masses désœuvrées. D’après l’exemple romain, et en dépit de l’exemple
athénien, on admet généralement que l’exercice d’une autorité illimitée
sur d’autres peuples contamine la politique intérieure de l’État
conquérant, qui devient despotique : « Un peuple qui en opprime un autre
ne saurait être libre », selon Karl Marx. Il semble au moins que
l’exercice de l’autorité impériale par une démocratie pose des problèmes
particuliers : dans l’Empire français, il existait une contradiction
certaine entre l’idéologie démocratique, diffusée par l’école et le
despotisme éclairé pratiqué par l’administration coloniale. Mais tous
les auteurs s’accordent à reconnaître que l’enrichissement du peuple
vainqueur ou de son groupe dirigeant les prive des qualités qui avaient
fait leur force. L’histoire des empires est cyclique : à la grandeur
succède le déclin, puis la chute. Ibn Khaldoun, par exemple, a proposé
une explication sociologique de la succession cyclique des empires au
Maghreb.
Il va de soi que nous rassemblons sous le concept de
« domination » des formations politiques très diverses et qui n’ont
guère d’autre point commun. L’empire de Gengis Khan ne ressemble guère à
celui de la reine Victoria. Il faudrait distinguer suivant le degré
d’organisation économique, social et politique atteint par chacun des
peuples conquérants. L’histoire connaît des empires de paysans-soldats
(Romains, Chinois), et des empires de pasteurs nomades (Arabes, Turcs,
Mongols...), ainsi que des empires maritimes (Athènes, Carthage, Venise,
les empires coloniaux modernes). La révolution industrielle a
transformé les manifestations de l’impérialisme.
C’est pourquoi il serait utile de connaître précisément
l’histoire du mot « impérialisme » et de ses significations successives.
Cette étude a été faite [11],
au moins pour le Royaume-Uni et pour la France. Parmi de nombreux
changements de sens, il en est un particulièrement instructif. Au XIXe
siècle, le terme désigne pour les Anglais la politique étrangère
belliqueuse et conquérante de Napoléon Ier en Europe, puis celle,
analogue, de Napoléon III. En France, l’impérialisme est plutôt
identifié au régime intérieur bonapartiste, fondé sur le principe
d’autorité et appuyé sur l’armée. Après la chute de l’Empire et la fin
de la prépondérance française en 1870-1871, après l’instauration en
Europe d’une paix armée sous l’hégémonie du nouvel Empire allemand, le
champ d’application du terme se déplace de l’Europe vers les autres
continents. L’impérialisme signifie alors la politique d’expansion armée
qui lance les grandes puissances à la curée des dernières terres
« vacantes », au « partage du monde ». Autrement dit, au vieux rêve
d’unifier l’Europe par la force succède un renouveau d’intérêt pour les
empires « coloniaux ».
Mais qu’est-ce qu’un empire « colonial » ? Chacun étant
censé le savoir, une définition est inutile. Contentons-nous d’en
décrire les caractères les plus évidents. On entend généralement par
empire colonial un ensemble de dépendances conquises ou acquises par un
État d’Europe occidentale entre le XVe et le milieu du XXe siècle et
réparties dans le monde entier grâce à la maîtrise des océans, monopole
des peuples européens pendant toute cette période. Cette dimension
planétaire distingue ces empires coloniaux de tous les autres empires :
Philippe II se flattait que le soleil ne se couchait jamais sur ses
possessions. Elle entraîne une hétérogénéité physique et humaine plus
profonde que celle des empires régionaux ou continentaux. Les sujets
sont généralement très différents des maîtres, par leur aspect physique
souvent, par leur mentalité et par leur technologie toujours : la
supériorité scientifique et technique de l’Europe sur le reste du monde
n’a fait que croître du XVe à la fin du XIXe siècle. Aussi les
conquérants peuvent-ils difficilement croire en la fusion finale des
peuples de l’empire en une seule unité politique. Les Anglais n’y ont
jamais cru, et ils ont admis en principe dès le XIXe siècle
l’émancipation des États indigènes dès qu’ils pourraient se gouverner
eux-mêmes (ce que l’on appelle bien à tort la « décolonisation »). Les
Français ont donné l’impression d’y croire quand ils exaltaient la
« plus grande France », la « France de cent millions d’habitants », et
qu’ils prétendaient remplacer l’Empire par l’Union Française ; mais leur
comportement ultérieur a bien montré qu’eux aussi refusaient de
transformer la France en une « colonie de ses propres colonies », de la
soumettre à l’autorité d’un État fédéral au sein duquel elle n’eût été
qu’une province parmi d’autres. Les empires coloniaux ont leur tête et
leur ventre en Europe, leurs membres outre mer. Et ces membres
s’empoignent, parce que les rivalités européennes se transportent aux
colonies. L’histoire des colonies est ponctuée par les rencontres des
flottes régulières et par les assauts des corsaires jusqu’en 1815. Après
1871, la course aux derniers territoires vacants multiplie les
occasions de heurts et les risques de guerre en Europe même. Les
territoires disputés en valaient-ils bien la peine ?
Depuis le début jusqu’à la fin de l’expansion européenne
dans le monde, la formation des empires coloniaux a été expliquée et
justifiée par deux motivations conjointes et complémentaires, l’une
idéale et l’autre matérielle. Il s’agissait à la fois d’évangéliser ou
de civiliser le monde et d’exploiter ses richesses, le premier but
justifiant le second. La motivation proprement politique venait en
dernier lieu, tout au moins avant « l’âge de l’impérialisme », ces
« Empires » n’ont généralement pas été conquis par les armées des
puissances intéressées : l’initiative a été laissée à des particuliers
ou à des Compagnies auxquels l’État déléguait en partie ses droits
régaliens quitte à les récupérer plus tard une fois la conquête achevée.
Cette délégation de l’initiative « impériale » est un indice du
caractère à la fois risqué et lucratif des entreprises coloniales. Au
XVIe siècle toutefois, les États espagnols et portugais qui avaient le
monopole des possessions coloniales contrôlaient sévèrement
l’exploitation de leurs empires. Aux XVIIe et XVIIIe siècle, les
nouvelles puissances coloniales, Provinces-Unies, France et Angleterre,
agissaient par l’intermédiaire de Compagnies de commerce à
demi-souveraines, tout en se faisant directement la guerre. A cette
époque la finalité économique de l’expansion coloniale était jugée
essentielle : c’était l’âge du « mercantilisme ». Les colonies devaient
fournir la métropole en minerais précieux et en denrées tropicales, pour
recevoir en échange les produits de son industrie. Ce commerce
inégalitaire était protégé par des monopoles et par des règlements
draconiens, par lesquels la puissance politique imposait un cours
arbitraire aux échanges économiques. De 1815 à 1871, les conceptions
économiques libérales tendirent à dissocier les relations économiques à
l’échelle mondiale des prétentions politiques des États impériaux. Mais,
après 1871, commença « l’âge de l’impérialisme ».
La ruée des puissances vers les territoires encore
vacants sur le globe à la fin du XIXe siècle a été expliquée en termes
économiques au moins autant que politiques. Le développement de
l’industrialisation et du capitalisme aurait renforcé la motivation
économique de l’expansion européenne en développant l’exportation des
capitaux, l’émigration des hommes, la recherche des matières premières
et l’ouverture de débouchés sûrs. A la suite de Hobson, les marxistes du
début du XXe siècle : Hilferding, Rosa Luxembourg, Boukharine, Lénine
enfin, ont identifié l’impérialisme au « stade suprême du capitalisme ».
En faisant de l’impérialisme l’expression politique et militaire d’une
nécessité économique (capitaliste), ils tombaient d’accord avec les
partisans de l’impérialisme, qui utilisaient sans répugnance l’argument
économique. Cecil Rhodes, comme Jules Ferry et Joseph Chamberlain, a
soutenu la thèse de la nécessité économique de l’impérialisme :
« Hier, j’ai assisté à une réunion de
chômeurs à Londres et après avoir écouté les discours virulents qui
n’étaient ni plus ni moins qu’un cri pour demander du pain, je suis
rentré chez moi plus que jamais convaincu de l’importance de
l’impérialisme... Ce qui me préoccupe avant tout c’est la solution du
problème social. Par cela j’entends que si l’on veut épargner aux
quarante millions d’habitants du Royaume-Uni les horreurs d’une guerre
civile, les responsables de la politique coloniale doivent ouvrir de
nouveaux territoires à l’excédent de population et créer de nouveaux
marchés pour les mines et les usines. J’ai toujours soutenu que l’Empire
britannique était pour nous une question d’estomac. Si l’on veut éviter
une guerre civile, il faut devenir impérialiste [12]. »
Texte important, puisque cité par Lénine dans son célèbre ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Interprétant un texte de Marx, Lénine formulait un diagnostic en accord avec celui de Rhodes :
« Les causes : 1) L’exploitation du
monde par l’Angleterre ; 2) Son monopole sur le marché mondial ; 3) Son
monopole colonial. Les conséquences : 1) L’embourgeoisement d’une partie
du prolétariat anglais ; 2) Une partie de ce prolétariat se laisse
diriger par des hommes que la bourgeoisie a achetés ou tout au moins
payés [13]. »
Ainsi l’impérialisme est-il la solution (provisoire) qu’a trouvé le capitalisme a ses contradictions internes.
Ainsi l’impérialisme est-il la solution (provisoire) qu’a trouvé le capitalisme a ses contradictions internes.
Pourtant, contrairement à l’opinion commune aux
impérialistes et aux marxistes, le fait même de l’enrichissement des
métropoles par l’exploitation des empires coloniaux a été vigoureusement
contesté. Des économistes libéraux aux XVIIIe et XIXe siècles [14],
des historiens non marxistes au XXe siècle ont affirmé et démontré que
les conquêtes coloniales n’avaient enrichi que des intérêts
particuliers, que ni l’État ni la nation n’en avaient retiré de bénéfice
économique. Les colonies coûtent cher en frais de conquête, de
fortification et de garnison, d’administration, de travaux publics.
L’État, c’est-à-dire les contribuables, en fait les frais. Henri
Brunschwig écrit avec un brin d’ironie :
« C’est le propre de cette politique
coloniale (française) que de toujours miser sur l’avenir : on vote les
crédits militaires parce qu’après la conquête viendra la mise en
valeur ; on consent aux investissements parce que les chemins de fer et
autres installations techniques permettent l’exploitation rationnelle ;
on multiplie les hôpitaux et les écoles pour créer sur place une
main-d’œuvre rentable ; on spécule sans cesse sur l’avenir et cette
spéculation, en dernière analyse, conduit les colonisateurs à outiller
les populations au lieu de les exploiter purement et simplement [15]. »
Des statistiques font apparaître
que les domaines coloniaux conquis à grands frais rapportaient moins au
commerce des conquérants qu’à celui des étrangers, et que les intérêts
financiers les plus importants des puissances impérialistes se
trouvaient généralement hors de leurs empires, dans des pays
indépendants au moins en droit [16].
Cette discordance flagrante entre les champs d’expansion économique et
les domaines de conquête impérialistes fait apparaître très regrettable
le choix du mot impérialisme, terme politico-militaire, pour désigner un
phénomène essentiellement économique. Lénine en avait conscience :
« Nous ne nous arrêterons pas au côté non économique de la question
comme il le mériterait », s’excusait-il dans la préface de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.
Le caractère le plus original de l’âge de l’impérialisme n’est pas à
chercher dans la maturation de l’économie capitaliste mais plutôt dans
l’importance nouvelle des facteurs politiques de puissance et de
prestige dans l’expansion outre-mer. Au XVIIIe siècle, les
mercantilistes reconnaissaient l’essence économique de la colonisation,
et les libéraux les attaquèrent sur ce terrain en les sommant de libérer
l’économie mondiale de son carcan politique. Les impérialistes font de
l’expansion mondiale une affaire d’État. Les considérations économiques
sont récupérées dans le cadre d’une politique de puissance qui inclut
aussi d’autres points de vue, militaires, culturels, etc. Le professeur
Heinz Gollwitzer a caractérisé cette intégration de l’économique dans la
politique impérialiste :
« Ce qui caractérise l’impérialisme en
ce qui concerne les possessions d’outre-mer et le colonialisme, c’est
qu’il a donné à ce dernier une coloration politique et a mis plus que
jamais l’accent sur le prestige. Cela ne se produisit en général pas au
dépens du facteur économique, mais le fait remarquable est que l’accent
ait été mis sur des points de vue non économiques [17]. »
Des territoires sans valeur
économique immédiate ont été conquis simplement à cause de leur
situation stratégique, pour en tirer des soldats, ou pour empêcher une
autre puissance de s’y installer. Les colonies ne sont plus considérées
comme de simples appendices économiques de la métropole, mais comme des
provinces d’un empire mondial, instruments et objets d’une politique
mondiale.
Aujourd’hui, après la « décolonisation » des empires
européens, cette discordance entre les sens politique et économique du
terme d’impérialisme est plus frappante que jamais. Les marxistes voient
l’impérialisme en action même là où tous ses signes visibles font
défaut : sans annexion ni protectorat, voire sans pactes ni bases
militaires, l’impérialisme est présent dans tous les pays soumis aux
lois du marché mondial capitaliste [18].
L’impérialisme employé au singulier se détache de plus en plus des
États particuliers pour s’identifier à l’ensemble des économies
développées capitalistes qui exercent leur « effet de domination » [19]
sur l’économie du monde non-socialiste. Le terme a totalement perdu son
sens propre, pour s’identifier à celui d’exploitation économique.
Ainsi la colonisation est-elle perçue comme domination,
et la domination comme instrument de l’exploitation. Dans la
représentation commune, un peuple colonisé est un peuple dominé et
exploité. Qu’est-ce que l’exploitation ? L’exploitation est l’action de
mettre en valeur un bien quelconque, c’est-à-dire d’en tirer profit. De
ce sens général plusieurs acceptions sont dérivées, de tonalités
neutres, laudatives, ou péjoratives : un exploitant n’est pas un
exploiteur.
Le sens neutre est strictement économique et privé de
toute coloration morale. On peut exploiter une terre, une forêt, des
mines : l’exploitation foncière, forestière, minière, désigne aussi bien
l’action que son objet. Le sens laudatif découle d’une exaltation
religieuse ou prométhéenne de l’action humaine qui transforme la face de
la terre en soumettant la nature à ses desseins. La découverte et
l’utilisation des ressources dormantes sont une valorisation de la
nature. L’homme est le roi de la Création et Dieu l’a mis sur la terre
pour qu’il la travaille. C’est pourquoi « l’humanité ne doit pas, ne
peut pas souffrir que l’incapacité, l’incurie, la paresse des peuples
sauvages laissent indéfiniment sans emploi les richesses que Dieu leur a
confiées avec mission de les faire servir au bien de tous » [20].
Les esprits laïques partageaient cette conception grandiose d’une
vocation de l’homme à humaniser la terre entière, mais elle a perdu
récemment une bonne part de sa crédibilité : les inquiétudes des
écologistes se sont répandues dans le public, et on en vient à se
demander si la prétendue « mise en valeur » ne déguisait pas le pillage
et la dégradation d’un milieu naturel que l’homme devrait ménager parce
que sa vie même en dépend. L’homme ne serait-il pas le cancer de la
planète, et la nature vierge n’est-elle pas préférable aux paysages
urbains du monde moderne ?
Nous passons aux sens péjoratifs avec la constatation
que le devoir de mettre en valeur les ressources de la terre pour le
bien commun de l’humanité a servi de justification à bien des
injustices. La « destination providentielle des biens de ce monde » a
fondé le droit de colonisation dans la doctrine de l’Église depuis le
XVIe siècle. L’amiral Mahan réclamait « l’expropriation des races
incompétentes », et Albert Sarraut enseignait qu’il serait puéril
d’opposer aux entreprises de colonisation « un prétendu droit
d’occupation et je ne sais quel autre droit de farouche isolement qui
pérenniseraient en des mains incapables la vaine possession de richesses
sans emploi » [21].
Cette expropriation entraîne le refoulement et si elle se répète la
perte de tous leurs moyens d’existence pour les « races incompétentes ».
Mais si l’exploitation n’avait fait qu’entraîner en conséquence
l’expropriation de ces infortunés, la notion d’exploitation aurait pu
garder sa dignité. Or ce ne sont pas seulement les ressources naturelles
qui ont été exploitées, les ressources humaines ont subi le même sort.
Les conquérants du nouveau monde, partis « comme un vol
de gerfauts hors du charnier natal » à la recherche du « fabuleux
métal », ne venaient pas avec l’intention de « mettre en valeur » le
pays par leur propre travail. Le travail nécessaire à cette exploitation
faisait partie des ressources exploitables. Nobles ou gueux, ils
voulaient vivre en hidalgos, transplanter outre Atlantique un système
social fondé sur « l’exploitation de l’homme par l’homme ». La
main-d’œuvre indigène fut ainsi exploitée par les particuliers (encomienda) et par l’État (mita)
dans les plantations et dans les mines. Épuisées par des conditions de
vie sans précédent pour elles, les populations disparurent en tout ou en
partie. Il fallut alors importer une main-d’œuvre de remplacement,
celle des esclaves africains. Comme l’écrivit Montesquieu : « Les
peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre
en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de
terres » [22].
Il est clair que dans la mémoire collective des Européens, et surtout
des autres peuples de la terre, le mot « colon » évoque immédiatement
l’image d’un « planteur » oisif, surveillant le fouet à la main le
travail de ses esclaves [23].
Un autre reproche fonde un autre sens péjoratif du mot
exploitation. « L’exploitation coloniale » est définie comme
l’exploitation des ressources d’un pays pour le seul profit d’un autre.
Une « économie de type colonial » est une économie dépendante,
« hétéro-centrée ». Pourtant la « destination providentielle des biens
de ce monde » et le « droit naturel de société et de communication »
n’impliquaient pas autre chose que la liberté du commerce, avantageux
pour tous. Ce commerce pouvait être déficitaire en Asie, où les
Européens soldaient en argent leurs achats somptueux, et bénéficiaire en
Afrique, où les rois nègres vendaient leurs prisonniers contre une
pacotille sans valeur. Mais les marchands Européens ne jouaient pas le
jeu de la libre concurrence : ils venaient armés en guerre pour imposer
leurs conditions à leurs fournisseurs et pour éliminer tous leurs
concurrents. Ainsi pouvaient-ils imposer leur monopole commercial, fixer
les prix d’achat, mettre la main sur la production en imposant aux
planteurs indigènes diverses formes de dépendance ou de servitude [24].
La plantation d’esclaves est le cas extrême. L’usage de la force armée
pour garantir de hauts profits aux organisateurs du commerce a fondé le
« pacte colonial », qui a survécu dans les mémoires à son abolition
effective et reste sous-entendu dans la notion courante de la
colonisation :
"Le système de gouvernement imposé par les métropoles à leurs colonies, et connu sous le nom de pacte colonial, contenait comme principes essentiels les cinq points suivants : 1° Monopole de la navigation réservé au pavillon national ; 2° Débouché de la colonie réservé aux produits manufacturés de la métropole ; 3° Approvisionnement de la métropole en matières premières. et denrées coloniales imposé aux colonies ; 4° Interdiction aux colonies de se livrer aux industries et même aux cultures qui ont des similaires dans les métropoles ; 5° Taxes financières sur les produits tant à leur sortie des ports coloniaux qu’à leur entrée dans les ports métropolitains" [25].
"Le système de gouvernement imposé par les métropoles à leurs colonies, et connu sous le nom de pacte colonial, contenait comme principes essentiels les cinq points suivants : 1° Monopole de la navigation réservé au pavillon national ; 2° Débouché de la colonie réservé aux produits manufacturés de la métropole ; 3° Approvisionnement de la métropole en matières premières. et denrées coloniales imposé aux colonies ; 4° Interdiction aux colonies de se livrer aux industries et même aux cultures qui ont des similaires dans les métropoles ; 5° Taxes financières sur les produits tant à leur sortie des ports coloniaux qu’à leur entrée dans les ports métropolitains" [25].
Ces pratiques « mercantilistes » élaborées du XVIe au
XVIIIe siècle témoignent d’un état d’esprit qui considère les colonies
comme de simples objets d’exploitation dont les métropoles se réservent
jalousement les bénéfices. Les colonies ne sont pas des provinces ni des
royaumes également sujets du même gouvernement, mais des appendices
économiques n’existant que pour remplir une fonction économique au
service de la métropole. C’est l’avis de Montesquieu :
« L’objet de ces colonies est de faire
le commerce à de meilleures conditions qu’on ne le fait avec des peuples
voisins, avec lesquels tous les avantages sont réciproques. On a établi
que la métropole seule pourrait négocier dans la colonie, et cela avec
une grande raison, parce que le but de l’établissement a été l’extension
du commerce, et non la fondation d’une ville ou d’un nouvel empire [26]. »
C’est aussi l’avis du ministre Choiseul, et du rédacteur de l’Encyclopédie qui signe MVDF l’article « Colonies » : celles-ci
C’est aussi l’avis du ministre Choiseul, et du rédacteur de l’Encyclopédie qui signe MVDF l’article « Colonies » : celles-ci
« n’étant établies que pour l’utilité de
la métropole, il s’ensuit : 1° Qu’elles doivent être sous sa dépendance
immédiate et par conséquent sous sa protection ; 2° Que le commerce
doit être exclusif aux fondateurs. »
L’intérêt économique de la colonie ne compte pas :
L’intérêt économique de la colonie ne compte pas :
« les colonies ne seraient plus utiles
si elles pouvaient se passer de la métropole : aussi c’est une loi prise
dans la nature des choses que l’on doit restreindre les arts et la
culture dans une colonie à tels et tels objets suivant les convenances
du pays de la domination. »
Et encore :
Et encore :
« si la colonie entretient un commerce
avec les étrangers ou si l’on y consomme les marchandises étrangères, le
montant de ce commerce et de ces marchandises est un vol fait à la
métropole. »
Ainsi les colonies n’existent ni par ni pour elles-mêmes.
Ainsi les colonies n’existent ni par ni pour elles-mêmes.
Le système mercantiliste, qui ne laissait aucune
possibilité d’émancipation économique aux pays coloniaux, fut ébranlé
dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle par les réfutations des
économistes libéraux, partisans d’une libération générale de la
production et des échanges. Mais les révoltes victorieuses des colonies
américaines de l’Angleterre et de l’Espagne firent davantage pour
démanteler le « pacte colonial », qui fut abandonné au cours du XIXe
siècle. Ses apologistes avaient oublié que l’exploitation des ressources
des pays exotiques par les Européens pouvait se faire de deux manières
différentes. Ou bien tout était ramené à l’avantage de l’économie
métropolitaine, alpha et oméga de l’économie « coloniale ». Ou bien une
partie de la population métropolitaine s’installait sur les ressources
exploitables, et de ce fait l’économie hétéro-centrée pouvait et devait
être remplacée par une économie auto-centrée. Faute d’avoir compris
cette situation les gouvernements britanniques puis espagnols poussèrent
leurs propres colons à la révolte et à la sécession.
Au XIXe siècle, la victoire des conceptions libérales
mit fin au pacte colonial, aux monopoles et à l’étatisme. L’Angleterre,
forte de sa prépondérance coloniale, donna l’exemple d’une politique
nouvelle, fondée sur le libre échange. Mais on vit alors que les lois du
marché pouvaient être aussi oppressives et aussi exploiteuses que les
règlements du pacte colonial. L’industrie textile indienne régresse
après l’abolition du monopole commercial de la Compagnie des Indes en
1813, devant la concurrence de Manchester. Les Obrajes du Pérou furent ruinés en quelques années après l’ouverture des ports. Et la Chine fut ouverte de force à l’opium anglais.
Après 1871, de nouvelles formes d’exploitation se généralisent [27].
Elles caractérisent l’âge de l’impérialisme. Le pacte colonial n’est
pas rétabli malgré les progrès du protectionnisme. Les domaines
d’exploitation ne sont plus des possessions exclusives. Mais l’économie
mondiale qui se forme est plus que jamais dépendante des puissances
industrielles et financières de l’Europe du nord-ouest, qui exploitent
aussi bien, voire mieux, les États juridiquement indépendants que leurs
possessions coloniales. L’exploitation des États se fait par le
placement de capitaux dans les emprunts publics émis par les États ou
les municipalités soucieux de se moderniser. Elle aboutit au paiement
d’intérêts, plus avantageux que ceux des placements locaux et souvent à
la faillite de l’État débiteur et à la prise de gage par les
créanciers : contrôle de la dette, directions des douanes, régie de
certains impôts. Cette dépendance économique réduit la souveraineté de
l’État débiteur et conduit souvent à son occupation militaire et à
l’imposition d’un protectorat. L’exploitation des États n’est plus
possible sous cette forme après l’annexion. L’exploitation directe des
ressources du pays, indépendant ou annexé, se fait par investissements
de capitaux dans les sociétés minières, ferroviaires, portuaires, des
eaux, du gaz ou de l’électricité. Sources de profits rapatriables, ces
investissements permettent aussi la fourniture de matières premières à
l’économie dominante en même temps qu’ils donnent l’occasion de
commandes de matériel, car la recherche de débouchés sûrs à l’extérieur
est une obsession en cette époque de surproduction et de
protectionnisme. D’où l’utilité éventuelle des annexions, et le rêve
d’un « néo-mercantilisme ».
Le principe de complémentarité repose désormais sur les
besoins économiques des métropoles en pleine évolution : les matières
premières de l’industrie prennent une place croissante dans les
productions « coloniales ». La complémentarité persiste en fait, mais
non en droit, et certaines colonies imitent les productions
métropolitaines : les « pays neufs », mis en valeur par l’immigration
européenne, se spécialisent dans des productions certes complémentaires
mais qui auraient été jugées concurrentes au siècle précédent. Les blés
du Canada, les viandes frigorifiées de la République Argentine
nourrissent l’Angleterre industrielle qui renonce à défendre son
agriculture. C’est la division internationale du travail souhaitée par
les libéraux : produire chaque bien là où il reviendra le moins cher.
Économie « coloniale » si l’on veut, mais susceptible d’évoluer suivant
l’offre et la demande. Les États-Unis, d’abord agricoles, deviennent une
grande puissance industrielle qui dépasse l’Angleterre avant 1900, et
le Canada s’industrialise pendant la Grande-Guerre. Il n’y a plus
« exploitation » des pays neufs par les pays industriels qui leur
envoient les immigrants et les capitaux nécessaires à la mise en valeur
sur place des ressources locales. L’exploitation du pays signifie
simplement la production de son existence matérielle par la société
fondée par les colons. C’est une économie normale, auto-centrée.
Notre démonstration en arrive au point où il est enfin
possible et nécessaire de définir la colonisation proprement dite. Ce ne
sont pas les définitions qui manquent, mais il faut écarter les
mauvaises pour ne retenir que les bonnes.
La colonisation n’est pas la domination, quoiqu’en pense
le vulgaire. Annexer un territoire, le proclamer « colonie », ce n’est
pas le coloniser : un territoire annexé est colonisable, il n’est pas
pour autant colonisé. Mais la colonisation peut être un moyen au service
de la domination : les Romains et avant eux les rois successeurs
d’Alexandre installaient des colonies dans les provinces soumises pour
avoir des points d’appui sûrs en cas de révolte. Le même calcul a
inspiré aux gouvernements français l’idée de coloniser l’Algérie
conquise.
La colonisation n’est pas davantage l’exploitation, ou
plutôt elle n’est pas n’importe quelle forme d’exploitation. En
particulier, elle n’est pas l’exploitation dite « coloniale » d’un pays
par un autre. La colonisation correspond à la première phase de la mise
en valeur d’un territoire, phase d’économie « primaire », c’est-à-dire
principalement agricole et minière. Ainsi la définissait Jules Harmand :
« Il faut réserver le nom de colonisation
à l’appropriation, à la mise en œuvre et à l’exploitation du sol, et, à
un certain degré, du sous-sol immédiatement utilisable. Coloniser - de colere,
cultiver - c’est, essentiellement, exploiter un terrain ou un
territoire soit jusque-là sauvage ou à l’état de nature, soit déjà en
partie aménagé, mais néanmoins toujours en posture économique trop
médiocre pour fournir une production régulièrement avantageuse [28]. »
A la colonisation succède normalement le développement de toutes les branches d’une économie comparable à celle de l’ancienne métropole.
A la colonisation succède normalement le développement de toutes les branches d’une économie comparable à celle de l’ancienne métropole.
La définition économique donnée par Jules Harmand est
bonne, mais elle ne mentionne pas un élément essentiel, sans lequel il
n’est pas de colonisation : le peuplement, qui est à la fois le moyen et
la fin de la mise en valeur. « Colonisation de peuplement » est un
truisme, un pléonasme ou une redondance. La définition de Jules Duval
intègre cette notion capitale : « Colonisation : On nomme ainsi, du
verbe latin colere, colonus
(cultiver, cultivateur, colon), l’occupation, le peuplement et la
culture des parties du globe qui sont inoccupées, non peuplées,
incultes » [29]. En effet le verbe latin colere, signifiant cultiver une terre, habiter un lieu, et honorer ses dieux, a donné les noms colonus : paysan, en particulier métayer ou serf attaché au sol, et incola : habitant. La « colonie » (colonia)
est soit une terre cultivée, une ferme, soit un territoire donné à
cultiver à des soldats en récompense de leurs services ou à des citoyens
sans terre. Le même mot désigne la ville nouvelle qui sert de centre
civique et commercial à ce territoire, et le groupe des hommes qui s’en
vont peupler le nouvel établissement. En français le mot « colon »
désignait au XIVe siècle un métayer ; puis il s’est appliqué aux
« habitants » qui allaient s’installer dans les « colonies »
d’outre-mer. Le sens premier du terme est donc parfaitement clair et
cohérent. La colonisation est l’action de mettre en valeur un territoire
inexploité ou considéré comme tel en y implantant une population à
demeure.
Mais tout peuplement est-il une colonisation ? Non. La
colonisation suppose une relation intense et durable du peuplement à la
terre qu’il occupe, une appropriation et une transformation du
territoire colonisé. La colonisation est sédentaire et dense. C’est
pourquoi les populations de chasseurs et de ramasseurs ne colonisent
pas, car elles suivent leurs moyens de subsistance sans se fixer
durablement et sans transformer la nature dans laquelle s’intègre leur
genre de vie prédateur. C’est pourquoi aussi les cultivateurs itinérants
sur brûlis ne colonisent pas non plus, car leurs établissements ne sont
que transitoires. Quant aux éleveurs nomades, leur mobilité et leurs
migrations incessantes interdisent également de parler de colonisation à
leur sujet. Mais l’élevage stable, et même l’élevage transhumant à
partir de points fixes, tels que les ranches nord-américains ou les
estancias argentines, peuvent rentrer dans le cadre de la colonisation,
si l’on veut bien négliger la faiblesse de la densité de population
autorisée par l’élevage extensif.
Un peuplement urbain est-il une colonisation ? Oui [30] si nous gardons les critères d’intensité et de stabilité. Colere urbem
signifie habiter la ville, et le sens le plus courant du mot
« colonie » désignait un centre urbain : la colonisation romaine est
inséparable des fondations urbaines qui étaient les centres des
territoires agricoles appelés aussi « colonies ». De nos jours
l’urbanisation est générale dans les pays industrialisés et elle
progresse à grands pas dans les pays sous-développés : ce qui n’empêche
pas l’agriculture de rester partout la base de l’économie tant que
l’homme ne sera pas capable de mâcher du fer et de boire du pétrole ; La
colonie a donc besoin d’une base agricole pour nourrir ses villes, et
le développement d’une économie complète à partir de zéro commence
naturellement par la première nécessité, donc par l’agriculture. Une
colonie purement urbaine serait donc incomplète et fragile, parce que
dépendante du milieu extérieur. Par exemple, les « colonies » étrangères
installées dans les villes pour le commerce et rassemblées dans
certains quartiers où elles jouissaient parfois de privilèges
d’exterritorialité et d’autonomie (fondaci italiens
et comptoirs de la Hanse au Moyen Age, ghettos juifs en Europe de l’Est,
concessions dans les ports chinois au temps des traités inégaux.). Mais
ces « colonies » urbaines sont à la merci du gouvernement qui les
tolère, faute de pouvoir contrôler l’arrière-pays. Aujourd’hui tous
leurs privilèges ont été supprimés : il n’en reste plus que l’expression
de « colonies étrangères » et le titre de « consul » porté par des
agents diplomatiques. Les comptoirs de commerce fortifiés, qui n’avaient
pas de population permanente, peuvent encore moins être appelés
colonies. Enfin, un peuplement limité à un encadrement administratif
siégeant dans les capitales et les chefs-lieux, même pléthorique, ne
mérite pas le nom de colonisation. La colonisation implique donc la mise
en exploitation de toutes les ressources du pays par une population
nouvelle qui s’y installe à demeure et forme une société complète.
La définition de la colonisation que nous proposons est
conforme à l’étymologie et à la logique, mais elle ne concorde pas avec
le sens communément admis de nos jours, colonisation impliquant
domination et exploitation, domination pour l’exploitation. Expliquer
cette discordance revient à traiter des rapports entre colonies et
métropole.
Historiquement, ces rapports appartiennent à deux modes
différents et contradictoires : l’autonomie et la dépendance. Le premier
cas est représenté par les colonies grecques à l’âge des cités.
Beaucoup plus tard, les États-Unis d’Amérique, suivis par les États
désunis de l’Amérique latine, enfin les Dominions britanniques,
présentent de nouveaux exemples de colonies indépendantes de leurs
métropoles. Cette indépendance arrachée par la force dans les deux
premiers cas explique la complaisance relative avec laquelle, à partir
de 1840, le gouvernement britannique laissa évoluer ses colonies vers un
self-government de plus en plus absolu. La plupart
des auteurs politiques britanniques du XIXe siècle, et quelques
Français, voyaient dans cette évolution le destin inéluctable des
colonies, et invoquaient le précédent grec à l’appui de leur thèse.
Ainsi Jules Duval en 1863 :
« Les principes et les sentiments qui
présidaient à la colonisation grecque étaient les meilleurs que jamais
l’humanité ait pratiqués, et la civilisation la plus avancée n’en
saurait imaginer de supérieurs ; ils se résumaient dans le nom de
métropole, cité mère, cité patrie. Les relations de la colonie avec la
cité qui lui avait donné naissance étaient conçues d’après les rapports
de famille... Ainsi fondées sur la reconnaissance, sur l’amour, sur la
solidarité des intérêts autant que sur leurs propres forces, les
colonies grecques n’étaient pas privées du droit de libre et entier
développement de leurs facultés productives... Elles se gouvernaient
elles-mêmes, elles battaient monnaie en leur nom..., en un mot elles se
conduisaient comme maîtresses de leur destinée, et ne tardaient pas à
leur tour à fonder des colonies nouvelles par des essaims successifs...
De l’enfance elles s’élevaient ainsi à l’adolescence par leurs rapides
progrès, et une indépendance complète grandissait leur destinée sans
briser les souvenirs, les affections et les hommages [31]. »
L’évolution de l’Empire britannique vers un Commonwealth de nations égales et souveraines liées par une commune allégeance à la Couronne renouvela cet exemple dans le monde contemporain :
L’évolution de l’Empire britannique vers un Commonwealth de nations égales et souveraines liées par une commune allégeance à la Couronne renouvela cet exemple dans le monde contemporain :
« Gladstone, parlant des colonies
britanniques, disait que "le grand principe de l’Angleterre, c’est la
multiplication de la race anglaise par la propagation de ses
institutions" (...) Vous rassemblez un certain nombre d’hommes libres
destinés à fonder un État indépendant dans une autre hémisphère à l’aide
d’institutions analogues aux vôtres. Cet État se développe par le
principe d’accroissement qui est en lui, protégé par le pouvoir
métropolitain contre toute agression étrangère, et ainsi avec le temps
se propageront votre langue, vos mœurs et vos institutions, votre
religion jusqu’aux confins de la terre [32]. »
Il n’est pas question de domination, mais seulement d’une tutelle provisoire, ni d’exploitation par la métropole.
Il n’est pas question de domination, mais seulement d’une tutelle provisoire, ni d’exploitation par la métropole.
Dans l’autre cas, le seul conforme à l’idée courante, la
colonisation est un moyen de la domination et de l’exploitation.
L’Empire romain fournit le meilleur exemple d’une colonisation
subordonnée aux nécessités de la conquête et de la surveillance des
provinces conquises. Jules Duval est moins enthousiaste pour cette forme
de colonisation : « La colonisation commencée par la conquête se
réhabilite par l’agriculture. Mais la maternité romaine ne se montre
jamais libérale et généreuse qu’à moitié. Elle règle le gouvernement des
colonies de la manière la plus avantageuse à sa domination » [33].
Le réseau des colonies romaines était comme le squelette de l’Empire ;
il assurait le contrôle des provinces d’abord, leur romanisation
ensuite. Cet exemple fut suivi par les Conquistadors espagnols en
Amérique, dont les fondations imitèrent le plan hippodamien des colonies
romaines ou alexandrines. Plus tard, les conquérants de l’Algérie
française se posèrent en héritiers des bâtisseurs de Timgad : les
soldats de Bugeaud s’illustrèrent « par l’épée et par la charrue ».
A quelques exceptions près, la colonisation moderne
avant l’âge de l’impérialisme fut entièrement subordonnée à
l’exploitation. La domination elle-même n’était qu’un moyen, très
nécessaire sans doute, au service de l’exploitation. La colonisation
n’était qu’une conséquence presque involontaire de l’exploitation. Le
point de départ était toujours une entreprise à but lucratif, qu’elle
soit le fait de l’État (expéditions portugaises) ou de particuliers
(Colomb, Cortès, Pizarro et Almagro) ou de Compagnies par actions.
L’État autorise et surveille ces initiatives pour les récupérer dans un
esprit mercantiliste. Les gouvernements qui tous siègent en Europe ne
considèrent pas les colonies comme des parties du territoire de l’État.
Elles portent des noms séduisants pour les expatriés : Nouvelle Espagne,
Nouvelle Angleterre, Nouvelle France, mais les gouvernements n’y
croient pas.
L’administration des colonies est toujours au début
concédée à des particuliers ou à des compagnies en fief ou en propriété.
L’Espagne fut la première à instaurer le gouvernement direct des
colonies par la métropole. Ainsi le domaine colonial devient une
propriété de l’État métropolitain qui en attend un revenu ; les colonies
n’existent ni par ni pour elles-mêmes.
En conséquence le peuplement, caractère essentiel de la colonisation, n’est pas perçu comme le but de la colonie [34]. La phrase de Montesquieu déjà citée est révélatrice de cet aveuglement [35].
Les colons n’existent que comme main-d’œuvre nécessaire à
l’exploitation des ressources locales pour la métropole. On les
considère comme détachés en mission au service de la métropole ou si
l’on préfère en séjour provisoire pour faire fortune avant de rentrer au
pays. On néglige ainsi l’enracinement des expatriés dans un nouveau
milieu qui leur offre des possibilités de promotion inconnues dans la
mère patrie. Cette méconnaissance du facteur peuplement dans la
colonisation est générale, sauf chez les Espagnols qui dès le début ont
reconnu dans la poblacion l’un des buts de leur
colonisation. Les premiers colons des Antilles se révoltèrent contre les
frères Colomb qui les considéraient comme une simple main-d’œuvre
attachée à leur service. Ils firent reconnaître par la couronne leurs
droits, ceux de tout sujet espagnol : acquérir des propriétaires, fonder
des villes dotées des franchises municipales, organiser des expéditions
de découverte. Cortès usa de tous ces droits, comme tous les
conquistadors qui s’installèrent à demeure sans esprit de retour. Mais
les autres peuples colonisateurs prouvèrent leur insouciance du facteur
peuplement en ayant recours sur une très large échelle à la main-d’œuvre
africaine. Le résultat est bien visible dans les Antilles : les îles
espagnoles sont nettement plus blanches que celles « colonisées » par
les autres peuples. Peuplées par une très forte majorité noire, elles
ont été en définitive colonisées au sens propre par les Africains, et
les premiers colons blancs ne sont plus qu’une infime minorité. À
Saint-Domingue les anciens esclaves ont chassé leurs maîtres depuis
1791, et se sont retrouvés seuls maîtres du pays de Haïti.
Cette méconnaissance du facteur peuplement aboutit à un
grave conflit d’intérêts entre les « colonies vraies », c’est-à-dire
peuplées par des colons nombreux, et les métropoles. Le système
d’exploitation centré sur la métropole en vient à léser les intérêts et
les ambitions des colons qui pratiquaient une exploitation auto-centrée,
c’est-à-dire une mise en valeur « normale ». Les colons avaient besoin
de la protection de la métropole tant qu’ils étaient trop faibles pour
faire face à l’hostilité des indigènes et des puissances rivales. Mais
la colonie ayant grandi peut se défendre elle-même. L’économie de la
colonie est naturellement complémentaire de l’économie métropolitaine
dans un premier stade. La mise en valeur d’un pays commence par
l’utilisation « primaire » des ressources du sol et du sous-sol, qui
sont généralement différentes de celles de la métropole. Le
développement de l’artisanat et de l’industrie se fait graduellement par
la suite, et aboutit à une concurrence avec les fabriques
métropolitaines. L’économie coloniale passe de l’enfance à la maturité.
Mais le pacte colonial interdit ce progrès naturel. Il apparaît ainsi
que le pacte colonial ne correspond nullement, comme on l’entend trop
souvent, à la nature de la colonisation. Il est imposé
à la colonie, contraire à son développement naturel. Le pacte colonial
est le carcan de la colonie, son « lit de Procuste ». De nombreux
esprits ont dénoncé le « pacte colonial », ce qui n’en fait pas pour
autant des anticolonialistes. Le plus lucide fut sans doute le marquis
de Mirabeau, qui dans L’Ami des Hommes démontrait
l’incohérence de la notion mercantiliste de la colonisation, en des
termes qui s’ils avaient été retenus auraient rendu cet article
inutile :
« De ces trois choses si peu faites pour
être combinées, à savoir l’esprit de domination, celui du commerce et
celui de la population, il s’est formé un système tout neuf, et si je
l’ose dire monstrueux, qui constitue la politique actuelle de l’Europe
relativement à l’Amérique. L’esprit de domination voudrait embrasser
plus d’étendue de ce pays que tous les sujets actuels n’en sauraient
enceindre, les plaçât-on un à un seulement à portée de se parler avec un
porte-voix. Il voudrait en outre gouverner ses sujets Américains autant
et plus despotiquement que ceux qui sont à la porte de la capitale.
L’esprit de commerce, dont le ressort au fond est de vouloir tout pour
soi et rien pour les autres, regarde les colonies comme les fermes du
commerce, veut les nourrir, les vêtir, les meubler, les parer à son prix
et à sa fantaisie, avoir leurs denrées aux mêmes conditions, leur
permettre et leur prohiber selon son intérêt, traiterait enfin
volontiers les colons, comme l’on dit que les chats-huants traitent les
souris dont ils font provision pour l’hiver, leur apportant du grain,
mais leur cassant les jambes pour les empêcher d’aller en chercher où
bon leur semble. L’esprit de population enfin sent bien la nécessité de
renforcer et d’accroître les colonies, mais gêné dans sa liberté par le
premier de ses confrères, dans son industrie par le second, il ne prend
que de fausses mesures, et dont l’effet est précisément contraire de son
objet... En un mot tous les arrangements de ces sociétés jurent et
contrastent les uns avec les autres... »
Cette remarquable analyse fut écrite vingt ans avant la révolte des colons américains [36].
Cette remarquable analyse fut écrite vingt ans avant la révolte des colons américains [36].
Nous arrivons ainsi au cœur du problème que pose
l’interprétation de la colonisation. La révolte des Insurgents
américains contre la couronne britannique est l’événement clef de
l’histoire de la colonisation. La méconnaissance de sa vraie
signification est la source de toutes les erreurs et de toutes les
confusions ultérieures sur la nature du fait colonial. On l’a présentée,
à tort, comme « le premier acte de la décolonisation », comme une
« révolte anticolonialiste des colons ». Ces interprétations sont
littéralement incompréhensibles. Comment les colons auraient-ils pu
détruire leur œuvre, se révolter contre eux-mêmes ? La révolte des
colons américains est une révolte pour la colonisation, que le pacte
colonial les empêchait de développer. Révolte politique sans doute,
contre la domination : les colons refusaient de payer des impôts que
leurs représentants n’avaient pas votés. Ils ne faisaient que réclamer
les droits reconnus aux sujets britanniques : « no taxation without
representation », et la création d’un Parlement impérial aurait pu leur
donner satisfaction en évitant la sécession. C’est pourquoi les
Américains eux-mêmes présentent leur guerre d’Indépendance comme une
Révolution politique. Mais ce qui imposait la sécession était la
méconnaissance par la métropole du dynamisme propre au fait colonial. Le
pacte colonial prétendait empêcher l’industrialisation de l’Amérique
pour réserver son marché aux produits britanniques. Il entravait le
développement du commerce maritime américain en prohibant les relations
directes avec les pays étrangers. Et surtout il s’opposait à l’expansion
territoriale vers l’ouest pour laquelle les colons avaient combattu les
Français. La proclamation royale de 1763 fermait à la colonisation le
territoire conquis entre les Appalaches et le Mississipi. Il est clair
que la cause de la colonisation était défendue par les colons et non par
Georges III. Et les indigènes ne se sont pas laissés tromper par les
plumes des noyeurs de thé de Boston : ils ont tous pris le parti du
roi !
Le déguisement symbolique des émeutiers de Boston a
entraîné malheureusement des conséquences très fâcheuses pour la
compréhension ultérieure de l’Indépendance américaine et du phénomène
colonial dans son ensemble. Au lieu de revendiquer leur qualité de
colons, les Américains ont préféré se présenter comme des « indigènes »,
victimes de l’exploitation impérialiste britannique [37].
Les vrais indigènes sont peut-être les seuls à ne pas s’être laissés
abuser par l’« anticolonialisme américain ». Il est effarant de penser
que la politique extérieure d’une grande puissance ait pu être
déterminée en grande partie par un aussi grossier contresens. Des
commentaires aberrants ont paru dans la presse américaine pendant les
guerres d’Afrique du Nord : par exemple, que la révolte des Marocains
contre les Français était exactement la même chose que celle des
Américains contre les Anglais ! Les Américains, qui furent au XIXe
siècle les plus grands praticiens de la colonisation, ont évidemment
failli à leur tâche théorique : imposer une terminologie de la
colonisation qui reflète le point de vue des colons et non celui des
métropolitains. Car la colonisation reste perçue d’un point de vue
européo-centriste qui fausse l’appréciation du phénomène. Une colonie
qui échappe à la tutelle métropolitaine cesse d’être une colonie, et un
territoire conquis par une puissance européenne est aussitôt considéré
comme telle. Ce qui définit la colonie est sa dépendance envers une
métropole européenne, et non pas le processus de colonisation qui s’y
déroule, la colonisation en soi. Les États-Unis ne sont plus une
colonie, après l’Indépendance, bien que les colons y colonisent plus
activement que jamais ; l’Inde est une colonie, même si les colons en
sont presque absents ! Au XIXe siècle le peuplement européen se
développe essentiellement dans des États indépendants : États-Unis,
Argentine, Brésil, ou dans des pays autonomes en marche vers
l’indépendance : Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud.
Les dépendances impériales sont exploitées sans peuplement important. Il
y a discordance totale entre les champs d’action de la colonisation et
ceux de la domination. Pourtant le mot colonisation reste un synonyme de
domination et d’exploitation, par une survivance de la vieille
mentalité mercantiliste. Ainsi une véritable inversion de sens a eu
lieu : la colonisation est confondue avec son contraire.
Cette révolution sémantique est d’autant plus déplorable
que dans le même temps une juste notion de la colonisation se
répandait. Alors que les Américains s’abstenaient de contester en
théorie ce qu’ils combattaient en pratique, paradoxalement les Anglais
comprenaient la vraie signification de la révolte des colons. En même
temps qu’ils en tiraient les conclusions pratiques, ils en exprimaient
clairement la leçon théorique en définissant exactement le fait
colonial. C’est ainsi que l’ Encyclopaedia Britannica
de 1877 donne comme le plus bel exemple de colonisation le peuplement
de l’Amérique du Nord par les États-Unis, et présente comme une réussite
de la colonisation britannique la formation de cette nouvelle nation [38].
Et le même article précise nettement que l’Inde britannique n’est pas
une colonie, mais un empire. En France Jules Duval et Jules Harmand sont
tributaires de ces claires conceptions britanniques.
Un des nombreux mérites de l’article « Colony » déjà
cité est justement de reconnaître que les considérations juridiques ont
moins d’importance que les faits. L’attribution du statut de « Crown
Colony » à l’Inde en 1858 n’a pas suffi à la coloniser. Les Anglais ont
employé l’expression de « colonie vraie » pour éviter la confusion avec
les colonies nominales : une colonie vraie est une colonie effectivement
colonisée par une nombreuse population de colons. On a réussi à faire
croire aux Français qu’ils possédaient le deuxième domaine colonial du
monde, alors qu’ils n’avaient pas d’autre colonie vraie que la
Nouvelle-Calédonie ! [39].
Mais l’esprit français a la faiblesse de croire à la magie des actes
juridiques, qui transforment instantanément la Cochinchine en colonie et
l’Algérie en trois départements métropolitains.
On objectera que le droit n’est pas sans conséquence, et
que la proclamation du statut de colonie ouvre un territoire à
l’immigration des métropolitains qui voudront s’y établir, possibilité
que ne leur garantit pas un État indépendant du leur. René Maunier
estimait qu’ « on peut parler de colonisation quand il y a et par là
même qu’il y a occupation avec domination ; quand il y a et par là même
qu’il y a émigration avec législation » [40].
Mais cette législation peut être celle des colons. Un État indépendant
fondé par la colonisation et gouverné par les colons n’aura pas intérêt à
freiner la colonisation en interdisant l’immigration. L’Angleterre a
envoyé davantage d’émigrants vers les États-Unis émancipés que vers ses
dominions. Comme on l’a vu, l’émigration européenne au XIXe siècle se
dirigea presque en entier vers des pays indépendants ou autonomes. Il
est vrai que l’immigration dans un État souverain est soumise à
l’autorisation de cet État, parce que le contrôle de l’immigration est
un attribut essentiel de la souveraineté. Le droit de communication qui
justifie la colonisation dans la doctrine de l’Église ne saurait être un
absolu. Que deviendrait la souveraineté d’un État si les étrangers
avaient le droit de s’y établir sans limitation de nombre, au point d’y
acquérir la majorité ? Les premiers habitants mis en minorité perdraient
leur indépendance. L’hospitalité s’adresse à des individus, non à des
peuples. L’immigration sans limite peut être une invasion. Les
Américains connaissaient le danger par expérience : n’avaient-ils pas
acquis le Texas, puis les îles Hawaï, par une infiltration suivie de
révolte ? Au XXe siècle, les lois sur les quotas d’immigration ont
manifesté une volonté politique de maintenir la composition
traditionnelle du peuple américain en écartant les éléments jugés
inassimilables.
Sauf en cas de conflit politique avec l’ancienne
métropole, les colons n’ont aucune raison de refuser leurs anciens
compatriotes du vieux pays, assimilés dès l’origine. Des étrangers se
présenteront, attirés par les riches promesses d’un pays en
construction. Déjà les gouvernements métropolitains acceptaient les
colons étrangers quand les nationaux faisaient défaut : les colonies
américaines du centre (New York, New Jersey, Delaware, Pennsylvanie)
étaient une vraie tour de Babel avant l’indépendance, et l’Algérie
française fut dès 1830 la colonie de l’Europe. Les gouvernements des
colonies indépendantes les acceptent aussi volontiers en fonction de
leurs besoins, pourvu que ces immigrants acceptent de se fondre dans le meltingpot de la nation en formation :
« L’élément introduit est en grande
majorité formé de citoyens d’une même métropole. Ceux-ci admettront
toutefois volontiers, sollicités par de grands besoins et par
l’amplitude du nouveau domaine, le renfort d’autres immigrants, à
condition qu’ils soient de la même race européenne et, comme tels,
qu’ils aspirent à la fusion complète avec eux, en adoptant leurs mœurs
et leur langage, et en devenant des compatriotes dans toute la vérité du
terme [41]. »
Les Asiatiques ne sont pas les bienvenus dans les colonies fondées par les peuples européens, sauf au Brésil. Des différences moins apparentes peuvent aboutir à la juxtaposition plus ou moins inégalitaires de deux nations dans le même État : le Canada et l’Afrique du Sud en sont des exemples.
Les Asiatiques ne sont pas les bienvenus dans les colonies fondées par les peuples européens, sauf au Brésil. Des différences moins apparentes peuvent aboutir à la juxtaposition plus ou moins inégalitaires de deux nations dans le même État : le Canada et l’Afrique du Sud en sont des exemples.
Mais les rapports entre les vagues successives
d’immigration ne doivent pas faire oublier que l’immigration n’est pas
la colonisation. A l’exception des premiers arrivants, des Founding fathers, les immigrants débarquent dans un pays déjà en partie mis en valeur. Dès 1831 Alexis de Tocqueville constatait le fait :
« L’Européen qui aborde aux États-Unis y
arrive sans amis et souvent sans ressources ; il est obligé pour vivre
de louer ses services, et il est rare de lui voir dépasser la grande
zone industrielle qui s’étend le long de l’Océan. On ne saurait
défricher le désert sans un capital ou du crédit ; avant de se risquer
au milieu des forêts il faut que le corps soit habitué aux rigueurs d’un
climat nouveau. Ce sont donc les Américains qui, abandonnant chaque
jour le lieu de leur naissance, vont se créer au loin de vastes
domaines. Ainsi l’Européen quitte sa chaumière pour aller habiter les
rivages transatlantiques, et l’Américain qui est né sur les mêmes bords
s’enfonce à son tour dans les solitudes de l’Amérique centrale [42]. »
La colonisation de l’Ouest avait commencé bien avant les grandes vagues d’immigration européenne qui déferlèrent longtemps après les dernières courses à la terre et la fin de la Frontière. Mais la colonisation n’aurait pas été possible sans une première immigration, et les vagues tardives ont occupé le terrain conquis et abandonné par les frontiersmen. Globalement, par rapport aux indigènes premiers occupants du pays, tous les colons, à quelque vague qu’ils appartiennent, sont des immigrants... et tous les immigrants des colons.
La colonisation de l’Ouest avait commencé bien avant les grandes vagues d’immigration européenne qui déferlèrent longtemps après les dernières courses à la terre et la fin de la Frontière. Mais la colonisation n’aurait pas été possible sans une première immigration, et les vagues tardives ont occupé le terrain conquis et abandonné par les frontiersmen. Globalement, par rapport aux indigènes premiers occupants du pays, tous les colons, à quelque vague qu’ils appartiennent, sont des immigrants... et tous les immigrants des colons.
En tant qu’appropriation d’un territoire par une société
nouvelle, la colonisation pose le problème de ses rapports avec la
société indigène première occupante du pays. A vrai dire ce problème ne
se pose pas nécessairement, puisque les colons peuvent être les premiers
occupants. L’Islande, les Açores, Madère, les îles du Cap Vert, les
Mascareignes, furent trouvées vides d’hommes. Le seul problème que pose
la colonisation de ces terres vierges est écologique. Mais ce cas est
l’exception, et il n’existe plus aujourd’hui de terre inoccupée de
quelque dimension. Il fallait pourtant mentionner cette première
possibilité pour bien montrer que coloniser n’est pas exploiter le
travail des indigènes : la colonisation peut se passer d’indigènes, elle
n’a un besoin absolu que de colons !
Quand il existe des indigènes, la colonisation peut les
traiter de plusieurs manières différentes, mais elle ne peut les
ignorer. C’est l’erreur de Jules Duval, grand apologiste de la
colonisation, que de sous-estimer ce problème. Raoul Girardet résume
ainsi sa pensée :
« On ne saurait donc excessivement
s’attarder sur les conflits entre les peuples, les affrontements entre
les civilisations qui restent inséparables de toute entreprise
d’expansion coloniale : ce ne sont que des "épisodes", des aspects
malencontreux mais secondaires d’une œuvre grandiose dont l’essentiel
demeure "la lutte contre la nature", cette nature que les colons
abordent "sauvage et indomptée" et "qu’ils assouplissent aux règles
d’une production régulière". "Bientôt, écrit encore Jules Duval, où
régnait la solitude, une population humaine s’épanouit ; où fleurissait
la ronce, la récolte mûrit ; où les bêtes féroces creusaient leurs
tanières, s’élèvent les demeures d’un peuple civilisé [43]. »
À en croire tous les colons du monde, ceux-ci n’auraient dépossédé que la nature vierge, et combattu que les éléments déchaînés. Les premiers habitants ne sont pas perçus comme tels, ils sont confondus avec la nature à laquelle ils sont intégrés par leur genre de vie plus ou moins « primitif ». Mais une terre sous-exploitée n’est pas inculte, un pays sous-peuplé n’est pas un désert. On pourrait penser que plus la population indigène est clairsemée, moins l’acuité du problème est vive. Il n’en est rien, le contraire serait plutôt vrai. Un genre de vie qui ne permet que de très faibles densités, comme celui des chasseurs ramasseurs, exige pour la subsistance du groupe de très vastes espaces. Cela est aussi vrai, dans une moindre mesure, pour les agriculteurs itinérants sur brûlis, pour les pasteurs nomades et même pour les paysans d’avant la révolution agricole du XVIIIe siècle qui pratiquent la jachère. Le colon armé des techniques les plus modernes, habitué à des rendements élevés, jugera que l’indigène a trop d’espace « il n’a qu’à faire » comme lui, et il pourra vivre sur un territoire « normal ». Ce beau raisonnement néglige le fait que l’indigène n’est outillé matériellement et mentalement que pour pratiquer le mode de vie ancestral, et qu’il ne peut instantanément et sans aide assimiler la culture technique dont bénéficie le colon. Resserrer l’indigène sans lui apprendre à exploiter intensivement l’espace qui lui est laissé revient à le priver de ses moyens d’existence sans les remplacer par d’autres. Généralement, il préfère tomber en combattant que mourir de faim.
À en croire tous les colons du monde, ceux-ci n’auraient dépossédé que la nature vierge, et combattu que les éléments déchaînés. Les premiers habitants ne sont pas perçus comme tels, ils sont confondus avec la nature à laquelle ils sont intégrés par leur genre de vie plus ou moins « primitif ». Mais une terre sous-exploitée n’est pas inculte, un pays sous-peuplé n’est pas un désert. On pourrait penser que plus la population indigène est clairsemée, moins l’acuité du problème est vive. Il n’en est rien, le contraire serait plutôt vrai. Un genre de vie qui ne permet que de très faibles densités, comme celui des chasseurs ramasseurs, exige pour la subsistance du groupe de très vastes espaces. Cela est aussi vrai, dans une moindre mesure, pour les agriculteurs itinérants sur brûlis, pour les pasteurs nomades et même pour les paysans d’avant la révolution agricole du XVIIIe siècle qui pratiquent la jachère. Le colon armé des techniques les plus modernes, habitué à des rendements élevés, jugera que l’indigène a trop d’espace « il n’a qu’à faire » comme lui, et il pourra vivre sur un territoire « normal ». Ce beau raisonnement néglige le fait que l’indigène n’est outillé matériellement et mentalement que pour pratiquer le mode de vie ancestral, et qu’il ne peut instantanément et sans aide assimiler la culture technique dont bénéficie le colon. Resserrer l’indigène sans lui apprendre à exploiter intensivement l’espace qui lui est laissé revient à le priver de ses moyens d’existence sans les remplacer par d’autres. Généralement, il préfère tomber en combattant que mourir de faim.
La colonisation peut adopter trois attitudes envers les
indigènes. Elle peut les associer à son œuvre en leur communiquant ses
techniques et en leur laissant la part d’espace qu’ils peuvent mettre en
valeur en les utilisant. Cette association peut conduire à une
assimilation. Elle peut les exclure en les refoulant ou en les
cantonnant sur des terres de rebut, où le soc de la charrue se
briserait. Cette exclusion provoque la guerre et souvent le génocide.
Elle peut aussi les exploiter comme main-d’œuvre. Cette exploitation
réalise une intégration dans la subordination, qui ne permet pas la
fusion des deux populations.
L’association n’est pas une hypothèse aussi théorique
qu’elle peut sembler. Les premiers rapports entre indigènes et colons
ont été souvent des rapports d’hospitalité. Les techniques ont été
mutuellement enseignées, souvent à l’avantage des colons qui n’auraient
pu survivre sans cultiver les plantes locales. Les terres ont été
achetées à l’amiable. Mais l’hospitalité a fait place à l’hostilité
quand les bons sauvages ont compris que les terres vendues étaient
définitivement aliénées et que les nouveaux arrivants, trop nombreux,
étaient insatiables. Quand la disproportion entre les populations est
trop forte, la force des choses conduit à l’exclusion.
L’exclusion est à notre avis le principal mode des
rapports entre la colonisation et la population indigène, parce que les
plus grandes colonies, les colonies vraies, les plus fortement peuplées,
ont été fondées sur ce principe. Les États-Unis d’Amérique,
l’Australie, l’Argentine, Israël, en sont des exemples. Dans ce système
la colonisation n’a pas besoin des indigènes, qui sont une faible
minorité. En théorie, ils pourraient ne pas exister. La terre est perçue
par le colon comme vacante, inoccupée. L’œil du colon ne reconnaît pas
dans un terrain de chasse ou de parcours, dans un champ temporaire ou
dans une jachère, les traits spécifiques d’un paysage humain. Fort de
son droit divin, pour avoir lu et relu la Bible, il entretient une
relation mystique et directe avec la Terre Promise qu’il recherche, sans
s’arrêter à considérer les sauvages squatters qu’il
peut y rencontrer. Les colons ont conscience d’être le peuple élu,
chargé d’une mission divine : croître et multiplier pour former une
population nombreuse comme les grains de sable de la mer. Dans ce projet
aucune place n’est prévue pour les indigènes, simples épiphénomènes
fortuits.
Refoulés par le nombre des colons, privés de leur espace
vital, que peuvent-ils faire ? Les plus louables efforts de
modernisation n’ont pu sauver les « cinq tribus civilisées » de l’exil
forcé d’abord, puis de l’annexion [44].
A plus forte raison les Indiens restés « sauvages », privés de leurs
ressources par le massacre des bisons, n’avaient d’autre issue que la
révolte. Dans le monde entier, partout où des colons se trouvèrent en
présence de « sauvages » ou de « barbares » résolus à défendre par les
armes leur façon de vivre, la seule qu’ils connaissaient, les mêmes
guerres d’extermination se reproduisirent. La guerre entre colons et
« sauvages » est une guerre sans loi ; aucune conscience humanitaire
n’impose de ménagements aux adversaires. Dans cette lutte pour la vie la
déshumanisation, la diabolisation de l’adversaire est la règle. Les
colons sont des démons, les sauvages des bêtes féroces dont il faut
purger la Terre Promise comme Hercule en purgea la Grèce. Le général
Sherman disait : « Nous devons répondre aux Sioux avec une ardeur
agressive, même s’il faut aller jusqu’à les exterminer, hommes, femmes
et enfants. Il n’y a pas d’autre solution pour aller jusqu’à la racine
du problème » [45].
Au XVIIIe siècle, à la colonie du Cap, on apprenait à tirer sur son
semblable sans plus de remords que pour un lapin notait un voyageur
hollandais. En Tasmanie, les indigènes furent chassés jusqu’à extinction
de l’espèce. Les apologistes de l’Algérie française invoquaient de tels
faits pour glorifier l’humanité de la colonisation française qui au
lieu d’exterminer les indigènes les avait multipliés par dix ! [46].
Il est très vraisemblable que si les colons français avaient été cent
fois plus nombreux ils auraient agi comme, ceux d’Amérique. Sans entrer
dans le détail de chaque conflit, il est évident que les « sauvages » se
trouvaient en état de légitime défense et que leurs cruautés étaient
plus « normales » que celles commises par les prétendus champions de la
Civilisation. Il s’est toujours trouvé parmi les colons des hommes assez
lucides et assez francs pour le reconnaître. Buffalo Bill comprenait et
admirait l’effort désespéré des Indiens pour défendre leur terre et
leur mode de vie ; mais il croyait comme tous les colons que la cause
des envahisseurs devait triompher parce que la mise en valeur du pays
était conforme à la volonté de Dieu [47].
A l’opposé, dans le système d’exploitation, l’indigène
est nécessaire au colon qui n’a pas intérêt à l’anéantir s’il ne veut
pas travailler de ses mains. Cela est si vrai que dans les premières
colonies du nouveau monde l’effondrement démographique dû au travail
forcé des mines et des plantations et aux épidémies importées d’Europe
obligea les colonisateurs à importer d’Afrique une main-d’œuvre plus
résistante. Les relations entre les colons et leurs esclaves noirs ne
sont pas à proprement parler des rapports entre colons et indigènes,
puisque les Européens ont précédé les Africains en Amérique. Mais la
fonction des esclaves noirs était de se substituer aux indigènes trop
fragiles pour tenir le rôle qui leur avait été imposé. Le résultat de ce
système économique est une population hétérogène, quoi qu’entièrement
importée, dans laquelle une mince couche de colons blancs domine une
majorité de noirs esclaves. Après l’abolition de l’esclavage, des
sociétés hétérogènes du même type se formèrent soit par l’importation de
travailleurs sous contrat asiatiques (Indiens à Maurice et aux
Antilles, Chinois, Japonais à Hawaï), soit par l’installation de colons
européens au milieu d’une population indigène nombreuse où ils
recrutèrent des ouvriers agricoles (Afrique du Sud et du Nord). Dans
toutes ces sociétés existe une contradiction majeure : la minorité
numérique détient la majorité du pouvoir économique et politique. En
Algérie, dans l’arrondissement d’ Aïn Temouchent, les Européens, soit 15 %
de la population, possédaient plus de 90 % des terres [48].
En Afrique du Sud, les Bantous qui forment la majorité de la population
ne possèdent que 3,7 % des terres au Transvaal et 0,5 % en Orange [49].
La stratification sociale se confond en grande partie avec la
superposition des races. La colonie européenne flotte sur une masse
étrangère dont elle dépend tout en la dominant. L’avenir de telles
colonies est donc précaire et incertain : celles d’Afrique du Nord ont
été balayées, comme auparavant la colonie française de Saint-Domingue.
Autant en emporte le vent... Ces colonies imparfaites, minoritaires,
mériteraient le nom de « semi-colonies », s’il n’était pas déjà
improprement utilisé pour désigner des États soumis au contrôle
économique et financier de l’Impérialisme.
Il y a donc deux types idéaux de colonies, les colonies
d’exclusion et les colonies d’exploitation. Ce dernier type correspond
seul à l’image populaire de la colonie. Il est pourtant beaucoup moins
important par le nombre des colons que le premier : l’ensemble des
colonies majoritaires pèse beaucoup plus lourd que celui des colonies
minoritaires. Mais des cas concrets peuvent combiner les traits de l’un
et de l’autre type. Et une colonie donnée peut évoluer en se rapprochant
de l’un et en s’éloignant de l’autre. Par exemple la colonisation
sioniste débuta, au temps du baron Edmond de Rothschild (1882-1899), sur
le mode de l’exploitation de la main-d’œuvre indigène salariée. Plus
tard la campagne du mouvement syndical juif pour le « travail juif »
aboutit à une colonisation d’exclusion [50].
Inversement la colonisation de l’Algérie française commença par le
refoulement des indigènes, qui furent chassés de tout le Sahel d’Alger,
puis évolua vers leur cantonnement qui les obligea pour vivre à vendre
leur travail au colon voisin [51].
Dans tous les cas, ces deux types de colonisation ont un trait commun :
l’usurpation. Qu’il soit chassé de son territoire ou qu’il y soit
maintenu dans un statut de dépendance, l’indigène en est dépossédé par
le colon qui se l’approprie.
Cette situation d’usurpation entraîne chez le colon et
chez l’indigène des réactions psychologiques typiques. M. Albert Memmi
en a donné des analyses très brillantes, qu’il faudrait compléter sur
certains points. Il appelle « complexe de Néron » le complexe du
colonisateur ; d’autres affectent le colonisé, et leurs complexes sont
interdépendants. L’analyse d’Albert Memmi part du fait de l’usurpation,
Néron étant l’usurpateur par excellence. L’auteur appelle
« colonialiste » le colonisateur « qui s’accepte comme tel. Qui par
suite, explicitant sa situation, cherche à légitimer la colonisation ».
Pour ce faire,
« Deux démarches semblent possibles :
démontrer les mérites éminents de l’usurpateur, si éminents qu’ils
appellent une telle récompense ; ou insister sur les démérites de
l’usurpé, si profonds qu’ils ne peuvent que susciter une telle disgrâce.
Et ces deux efforts sont en fait inséparables. Son inquiétude, sa soif
de justification exigent de l’usurpateur, à la fois, qu’il se porte
lui-même aux nues, et qu’il enfonce l’usurpé plus bas que terre [52]. »
Ces deux aspects complémentaires existeraient sans le fait de l’usurpation : le colon est toujours fier de son œuvre, même en l’absence de tout indigène, et la tendance à dédaigner qui ne vous ressemble pas est un trait commun à tous les peuples. Mais l’usurpation transforme la signification de ces traits de mentalité en leur donnant une fonction de justification. En exaltant son œuvre le colon prouve son droit. Il se vante d’avoir vaincu la nature pour se poser en premier occupant. S’il reconnaît une première occupation, il refuse d’y voir une mise en valeur digne de respect. La terre appartient à celui qui la travaille et qui la valorise. Cet argument a beaucoup servi pendant la guerre d’Algérie, et il est encore invoqué par les apologistes du sionisme contre les revendications arabes. Les colons se donnent d’eux-mêmes une image glorieuse, celle d’hommes d’action, intrépides, ne redoutant ni l’effort ni le danger, ni les fièvres ni les flèches, habiles à manier la charrue aussi bien que le fusil, alliant le sens pratique des bâtisseurs au sens moral d’hommes conscients d’être les agents de la Providence [53].
Ces deux aspects complémentaires existeraient sans le fait de l’usurpation : le colon est toujours fier de son œuvre, même en l’absence de tout indigène, et la tendance à dédaigner qui ne vous ressemble pas est un trait commun à tous les peuples. Mais l’usurpation transforme la signification de ces traits de mentalité en leur donnant une fonction de justification. En exaltant son œuvre le colon prouve son droit. Il se vante d’avoir vaincu la nature pour se poser en premier occupant. S’il reconnaît une première occupation, il refuse d’y voir une mise en valeur digne de respect. La terre appartient à celui qui la travaille et qui la valorise. Cet argument a beaucoup servi pendant la guerre d’Algérie, et il est encore invoqué par les apologistes du sionisme contre les revendications arabes. Les colons se donnent d’eux-mêmes une image glorieuse, celle d’hommes d’action, intrépides, ne redoutant ni l’effort ni le danger, ni les fièvres ni les flèches, habiles à manier la charrue aussi bien que le fusil, alliant le sens pratique des bâtisseurs au sens moral d’hommes conscients d’être les agents de la Providence [53].
Inversement l’indigène apparaît au colon comme son
négatif, le parangon de tous les vices qui justifient sa déchéance. Mais
il faut nuancer. Cet abaissement de l’indigène dans l’esprit du colon
prend deux formes très différentes suivant les réactions de l’indigène à
son propre abaissement. Deux attitudes lui sont possibles : le refus ou
la soumission. Le colon rencontre deux types d’indigènes qu’il ne peut
traiter de la même façon : Arminius et Flavus, Geronimo et l’oncle Tom,
le loup et le chien. Pour le premier, l’irrécupérable, il n’a que
défiance et que dureté, une dureté qui va en cas de besoin jusqu’au
génocide. Pour le second il peut avoir des sentiments plus doux dans la
mesure où celui-ci reste à sa place d’inférieur. C’est le
« paternalisme ». Ces deux types de relations correspondent
approximativement aux deux types de colonisation, d’exclusion et
d’exploitation, avec la réserve que les sauvages vaincus peuvent être
réduits à une misérable soumission et que les esclaves peuvent se
révolter. « C’est à Fort Cobb en territoire indien qu’un Comanche du nom
de Tourterelle se présenta au général [Sheridan] en se déclarant
humblement un "bon Indien" : "Les seuls bons Indiens que je connaisse,
répliqua le général, sont les Indiens morts !" » [54]. Dans l’esprit des colons les nègres « marrons » ne valaient pas mieux que les Indiens « bravos ».
L’indigène insoumis fait peur et le colon se venge de sa
peur en le chargeant de tous les vices. Par prudence il étend son
mépris à tous les indigènes exception faite de ceux sur qui il sait
pouvoir compter. Le curé de Rio Salado dans l’arrondissement d’ Aïn
Temouchent, région insurgée contre les colons en mai 1956, prêchait
trois ans plus tard un bien curieux sermon :
« Nous ne sommes pas sans avoir été
maintes fois exaspérés par les vices inoculés par le Coran dans le sang
de ces gens-là : duplicité, vol, mépris du bien d’autrui, et de la vie
humaine, impudicité, paresse, ingratitude, saleté... Autant de faits que
les Français de la Métropole, généreux mais mal informés, ne peuvent
comprendre. De tout cela nous avons souffert, vous et moi. Nous aurons
encore à en souffrir bien davantage quand ils auront le haut du pavé. Et
ça vient. Et pourtant ! Et pourtant il faut les aimer ! »
Les gauchos des llanos colombiens récemment jugés à Villavicencio pour le meurtre d’un groupe d’Indiens n’avaient pas entendu de sermons aussi généreux. Bons catholiques, ils se défendirent en affirmant que jamais personne ne leur avait enseigné que c’était mal de tuer un « Indio » : - Mais ce sont des hommes comme vous ! - Oui sans doute puisque vous le dites, mais on ne croirait pas. Ils ne sont pas comme nous. Ils ne sont pas rationnels. On ne peut jamais prévoir leurs réactions. Il faut toujours s’attendre au pire avec eux ». Pourtant ces llaneros ont des Indiens parmi leurs ancêtres. Comment a fortiori les colons pourraient-ils sympathiser avec les sauvages ? L’histoire de la colonisation est jalonnée de massacres.
Les gauchos des llanos colombiens récemment jugés à Villavicencio pour le meurtre d’un groupe d’Indiens n’avaient pas entendu de sermons aussi généreux. Bons catholiques, ils se défendirent en affirmant que jamais personne ne leur avait enseigné que c’était mal de tuer un « Indio » : - Mais ce sont des hommes comme vous ! - Oui sans doute puisque vous le dites, mais on ne croirait pas. Ils ne sont pas comme nous. Ils ne sont pas rationnels. On ne peut jamais prévoir leurs réactions. Il faut toujours s’attendre au pire avec eux ». Pourtant ces llaneros ont des Indiens parmi leurs ancêtres. Comment a fortiori les colons pourraient-ils sympathiser avec les sauvages ? L’histoire de la colonisation est jalonnée de massacres.
Au contraire l’indigène soumis, utile, est considéré
avec une certaine tendresse, un peu comme le chien de la maison, pourvu
qu’il se montre content de son sort et reconnaissant envers ses maîtres.
Les Sudistes, les Boers confiaient leurs enfants à des nourrices de
couleur. Mais la familiarité n’entraîne pas l’égalité. « Ce ne sont pas
des gens comme nous » : la même phrase s’applique à tous les indigènes,
sauvages ou domestiques. Le témoignage de Jules Roy met en cause sa
propre famille, garantie d’authenticité :
« Ce sont des gens qui ne vivent pas
comme nous... Cette phrase jetait un voile pudique sur leur pauvreté. Ce
qui pouvait apparaître comme une grande et profonde misère n’était
qu’un refus de coucher dans des lits, de manger aussi bien que nous, ou
d’habiter des maisons bâties en dur, sous des toits. Leur bonheur, oui,
était ailleurs, un peu semblable, qu’on me pardonne, à celui des bêtes
de la ferme, et je crois que je les ai toujours vus considérés, chez
nous, comme des bœufs, qu’on traitait bien, mais qui ne pouvaient
inspirer aucune compassion. "Ils n’ont pas les mêmes besoins que
nous"... me disait-on. Je le croyais volontiers, et, du coup leur état
ne pouvait m’émouvoir. Souffre-t-on de voir les bœufs coucher sur la
paille ou manger de l’herbe ? Les Arabes pouvaient bien marcher nu-pieds
et cheminer des jours entiers puisqu’il ne leur était pas nécessaire
d’aller en voiture et encore moins de porter des chaussures. La chaleur,
le froid, la faim leur étaient inconnus. Ah ! l’heureuse espèce ! [55]. »
Tels sont les aspects contradictoires et complémentaires de la mentalité « colonialiste » : exaltation de soi, dureté envers le « mauvais » indigène, indulgence pour le bon et loyal serviteur. Ces deux attitudes envers l’indigène peuvent être résumées dans le terme de « racisme », si l’on entend par là un sentiment de supériorité congénitale. Le racisme a mauvaise part : beaucoup de racistes refusent ce nom et se prétendent « réalistes ». C’est déplacer le problème. Le racisme évoque Hitler et les fours crématoires ; beaucoup de racistes n’en demandent pas tant. En fait le racisme tel que nous l’avons défini n’est pas nécessairement une attitude violente et meurtrière. Le racisme peut être bénin. Le « paternalisme » est une forme de racisme :
Tels sont les aspects contradictoires et complémentaires de la mentalité « colonialiste » : exaltation de soi, dureté envers le « mauvais » indigène, indulgence pour le bon et loyal serviteur. Ces deux attitudes envers l’indigène peuvent être résumées dans le terme de « racisme », si l’on entend par là un sentiment de supériorité congénitale. Le racisme a mauvaise part : beaucoup de racistes refusent ce nom et se prétendent « réalistes ». C’est déplacer le problème. Le racisme évoque Hitler et les fours crématoires ; beaucoup de racistes n’en demandent pas tant. En fait le racisme tel que nous l’avons défini n’est pas nécessairement une attitude violente et meurtrière. Le racisme peut être bénin. Le « paternalisme » est une forme de racisme :
« Le paternaliste est celui qui se veut
tendre par-delà et une fois admis le racisme et l’inégalité. C’est, si
l’on veut, un racisme charitable - qui n’est ni le moins habile, ni le
moins rentable. Car le paternalisme le plus généreux se cabre dès que le
colonisé réclame ses droits, syndicaux par exemple. S’il relève sa
paie, si sa femme soigne le colonisé, il s’agit de dons et jamais de
devoirs. S’il se reconnaissait des devoirs, il lui faudrait admettre que
le colonisé a des droits. Or il est bien entendu, par tout ce qui
précède, qu’il n’a pas de devoirs, que le colonisé n’a pas de droits [56]. »
A cette notion de paternalisme bien définie par Albert Memmi, il faudrait ajouter celle de « fraternalisme » : fraternité dans l’inégalité ! Les fraternisations de mai 1958 en Algérie ont donné l’impression d’un miracle collectif transformant les données fondamentales du problème algérien. Quelques témoignages précis font douter de la profondeur de cette mutation. Le sermon déjà cité prouve que les paroissiens de Rio Salado étaient parfaitement racistes un an après mai 1958. Toute l’argumentation de leur curé tend à les persuader que la fraternité est compatible avec le racisme. De même une lectrice de Elle justifie la condition inférieure de la femme musulmane, qu’elle avait pourtant essayé d’émanciper :
A cette notion de paternalisme bien définie par Albert Memmi, il faudrait ajouter celle de « fraternalisme » : fraternité dans l’inégalité ! Les fraternisations de mai 1958 en Algérie ont donné l’impression d’un miracle collectif transformant les données fondamentales du problème algérien. Quelques témoignages précis font douter de la profondeur de cette mutation. Le sermon déjà cité prouve que les paroissiens de Rio Salado étaient parfaitement racistes un an après mai 1958. Toute l’argumentation de leur curé tend à les persuader que la fraternité est compatible avec le racisme. De même une lectrice de Elle justifie la condition inférieure de la femme musulmane, qu’elle avait pourtant essayé d’émanciper :
« Native d’Algérie (j’y ai vécu
cinquante ans), et pendant les troubles précurseurs de l’indépendance
ayant dirigé une association pour la promotion de la femme musulmane, je
connais bien leur esprit porté à la légèreté sous l’impulsion d’ « un
certain tempérament » caractérisant les femmes de ce pays. Je pense (et
je ne suis pas la seule) que les prescriptions religieuses qui sont à
l’origine de la condition des femmes musulmanes conviennent à leur nature [57].
L’entrave à leur liberté ayant pour unique but d’empêcher les contacts
avec l’élément masculin, contacts qui seraient certainement la source
d’un dérèglement des mœurs de ce pays [58]. »
Ces exemples permettent d’éclairer le caractère propre du racisme. Le racisme n’est pas n’importe quel sentiment de supériorité. Il postule une supériorité de nature, donc éternelle. Albert Memmi résume ainsi le processus du racisme :
Ces exemples permettent d’éclairer le caractère propre du racisme. Le racisme n’est pas n’importe quel sentiment de supériorité. Il postule une supériorité de nature, donc éternelle. Albert Memmi résume ainsi le processus du racisme :
« 1° Découvrir et mettre en évidence les différences entre colonisateurs et colonisés ; 2° Valoriser ces différences au profit du colonisateur et au détriment du colonisé ; 3° Porter ces différences à l’absolu en affirmant qu’elles sont définitives et en agissant pour qu’elle le deviennent [59]. »
Mais il existe un sentiment de
supériorité non-raciste, le sentiment de supériorité culturelle. C’est
là une tendance bien connue de l’esprit français, de l’esprit européen,
et à vrai dire de tous les peuples. Cette mentalité est ambiguë : elle
méprise l’état présent des étrangers, sauvages, barbares, ou béotiens
suivant les cas, mais elle reconnaît en eux une virtualité de
civilisation, dont elle peut vouloir hâter la réalisation [60].
C’est donc le temps, l’évolution, l’éducation qui fait la différence
entre cette perspective assimilationniste, dynamique, et la vision
raciste qui fige l’état présent dans l’éternité. Pratiquement, il est
difficile de distinguer les deux mentalités parce que l’indicatif
présent exprime aussi bien une constatation contingente qu’une vérité
éternelle. Les racistes ont donc beau jeu à se prétendre « réalistes ».
Les deux sentiments de supériorité se cumulent souvent, non sans
incohérence. Le devoir de civiliser les races inférieures invoqué par
Jules Ferry est une absurdité, puisque l’infériorité de race n’est pas
susceptible d’être corrigée par la culture, fût-elle gratuite, laïque et
obligatoire. Le curé de Rio Salado assure la médiation entre la nature
et la culture en utilisant magiquement les vertus régénératrices du
baptême et les pouvoirs corrupteurs du Coran. Mais il est des mots qui
ne trompent pas : « espèce » et « nature » sont des preuves de racisme.
Ainsi le complexe colonial, qu’il aboutisse au racisme
ou à un sentiment de supériorité moins absolue, est-il un produit de la
situation d’usurpation qui est celle du colon. C’est dire que le
« colonialisme » du colon ne doit pas être interprété, par une sorte de
racisme à rebours, comme un trait de nature propre aux Européens outre
mer. « L’occasion fait le larron », dit le proverbe, et Albert Memmi
confirme entièrement cette interprétation : « Le mécanisme est quasi
fatal : la situation coloniale fabrique des colonialistes comme elle
fabrique des colonisés » [61].
Mais faut-il en conclure que la colonisation n’est pas
possible sans usurpation, et que la seule colonisation innocente est
celle d’un territoire effectivement désert ? L’insistance des colons à
se prétendre les premiers occupants le laisserait supposer. Pourtant, du
début à la fin de l’expansion européenne les autorités métropolitaines
ont proclamé leur sollicitude pour les peuples d’outre mer. Les bulles
papales qui confiaient les territoires découverts aux souverains
portugais et espagnols posaient comme condition l’évangélisation de
leurs habitants ; et la doctrine de l’Église formulée par Francisco de
Vitoria [62]
justifiait la présence des Espagnols dans le nouveau monde par le
devoir d’évangélisation et de défense des convertis. Les intéressés ont
dénoncé en des termes fameux la duplicité de leurs apôtres : « Autrefois
nous avions les terres et les Espagnols avaient l’Évangile ; maintenant
c’est le contraire ! » Mais la doctrine de l’Église ne justifie pas
l’exploitation : la domination elle-même n’est fondée que sur un titre
discutable, le droit de tutelle, qui dans tous les cas ne doit s’exercer
que pour le bien des indigènes et non dans l’intérêt des conquérants.
Les missionnaires ont regroupé les Indiens dans leurs « réductions »
pour les défendre contre l’avidité des colons et pour leur apprendre les
techniques européennes : il s’agit là d’une « colonisation indigène ».
Les « Lois nouvelles » obtenues de la couronne par Bartolomé de Las
Casas précisaient clairement que les Indiens étaient des sujets
espagnols au même titre que les colons et ne pouvaient en aucun cas être
réduits en esclavage par ces derniers. Ils devaient bénéficier
pleinement des bienfaits de la civilisation chrétienne. Plus tard la
mission civilisatrice fut couramment invoquée pour justifier l’expansion
européenne au XIXe et au XXe siècle. Les Anglais prétendaient conduire
les natives au self-government,
et les Français élargir leur propre nation en y admettant sans
distinction de race leurs sujets d’outre-mer. La « conquête morale » est
incompatible avec l’usurpation. Quoi de plus désintéressé que la
divulgation des secrets de sa propre supériorité ?
Mais les autorités métropolitaines et leurs
représentants ne représentent pas la colonisation qui se fait sur place.Le colon n’est pas un missionnaire de la civilisation comme on l’a trop
prétendu. Il n’est pas désintéressé : son but est de s’aménager une
place au soleil. La politique indigène a toujours dressé les colons
contre les métropoles, depuis la révolte de Gonzalo Pizarro contre les Leyes Nuevas jusqu’à celle des Insurgents américains contre la proclamation de 1763 et du Yishouv sioniste contre le Livre blanc
de 1939. Le colon prétend connaître, mieux que les gouvernements
métropolitains, quels sont les vrais besoins des indigènes. « Il y a de
la place pour toute le monde », assure-t-il. Cela n’est vrai qu’à deux
conditions : que les indigènes soient capables et désireux de réaliser
une révolution technique rendue nécessaire par la réduction de leur
territoire ; et qu’ils acceptent de renoncer à leur indépendance pour
s’intégrer dans la nouvelle société fondée par les colons.
Cette adaptation ne se fait pas facilement. Encore
faut-il que l’une et l’autre population admettent la possibilité de
cette mutation et la jugent souhaitable. Tous les peuples ont en commun
la même tendance à mépriser les usages de l’étranger et à idéaliser
leurs propres coutumes. La méfiance envers l’innovation est aggravée par
l’ethnocentrisme. L’indigène défend par principe son mode de vie
traditionnel ; le colon ou bien veut lui imposer le sien ou bien prenant
acte de son échec se persuade aisément de l’ inéducabilité du
« sauvage ». Celui-ci, jugeant de l’extérieur la prétendue
« civilisation », en distingue les vices que l’habitude nous dissimule,
sans être sensible à ses avantages pour nous évidents :
« Le malheur des Indiens est d’entrer en
contact avec le peuple le plus civilisé, et j’ajouterai le plus avide
du globe, alors qu’ils sont eux-mêmes à moitié barbares : de trouver
dans leurs instituteurs des maîtres, et de recevoir à la fois
l’oppression et la lumière. Vivant au sein de la liberté des bois,
l’Indien de l’Amérique du Nord était misérable, mais il ne se sentait
inférieur à personne ; du moment où il veut pénétrer dans la hiérarchie
sociale des blancs il ne saurait y occuper que le dernier rang ; car il
entre ignorant et pauvre dans une société où règnent la science et la
richesse. Après avoir mené une vie agitée, pleine de maux et de dangers,
mais en même temps remplie d’émotion et de grandeur, il lui faut se
soumettre à une existence monotone, obscure et dégradée. Gagner par de
pénibles travaux et au milieu de l’ignominie le pain qui doit le
nourrir, tel est à ses yeux l’unique résultat de cette civilisation
qu’on lui vante [63]. »
Ce refus de la civilisation,
démontré aussi bien par la farouche résistance des Caraïbes que par
l’extinction désespérée des Arawaks, a persuadé les Européens que ces
peuples maudits devaient disparaître pour leur céder la place. Le
« darwinisme social » a fourni la théorie d’une idée préexistante : dans
la lutte pour la vie qui oppose les races comme les espèces, la
sélection naturelle élimine impitoyablement les plus faibles. Dès 1831,
Alexis de Tocqueville en était convaincu :
« Je crois que la race indienne de
l’Amérique du Nord est condamnée à périr, et je ne puis m’empêcher de
penser que le jour où les Européens se seront établis sur les bords de
l’Océan Pacifique elle aura cessé d’exister. Les Indiens de l’Amérique
du Nord n’avaient que deux voies de salut : la guerre ou la
civilisation ; en d’autres termes, il leur fallait détruire les
Européens ou devenir leurs égaux... La résistance a échoué. Or il est
facile de prévoir que les Indiens ne voudront jamais se civiliser, ou
qu’ils l’essaieront trop tard, quand ils viendront à le vouloir [64]. »
Même sans violence, l’installation des colons en supprimant les ressources des Indiens chasseurs les contraint à la fuite ou à la famine. La disparition des sauvages est un phénomène naturel induit par la colonisation. Cette théorie a pour effet d’ôter au colon tout sentiment de responsabilité dans le désastre qui les frappe : la meilleure bonne volonté, la plus bienveillante charité ne sauraient empêcher l’inéluctable [65]. D’où la tendance du colon à ne laisser à l’indigène que des réserves suffisantes pour un peuple en agonie, mais trop étroites pour une population en accroissement rapide. En Algérie les augures prophétisaient l’extinction du peuple indigène et restèrent incrédules devant les premiers signes de progression, avant d’en glorifier la colonisation française ! Au Kenya la révolte des Kikuyus, organisée par la société secrète Mau-Mau, contre les colons blancs des White Highlands, s’explique par le manque de terres.
Même sans violence, l’installation des colons en supprimant les ressources des Indiens chasseurs les contraint à la fuite ou à la famine. La disparition des sauvages est un phénomène naturel induit par la colonisation. Cette théorie a pour effet d’ôter au colon tout sentiment de responsabilité dans le désastre qui les frappe : la meilleure bonne volonté, la plus bienveillante charité ne sauraient empêcher l’inéluctable [65]. D’où la tendance du colon à ne laisser à l’indigène que des réserves suffisantes pour un peuple en agonie, mais trop étroites pour une population en accroissement rapide. En Algérie les augures prophétisaient l’extinction du peuple indigène et restèrent incrédules devant les premiers signes de progression, avant d’en glorifier la colonisation française ! Au Kenya la révolte des Kikuyus, organisée par la société secrète Mau-Mau, contre les colons blancs des White Highlands, s’explique par le manque de terres.
Mais le refus n’est pas la seule réaction possible. La
volonté de sauvegarder leur indépendance contre l’invasion des colons
pousse les indigènes à adopter les techniques dont ils éprouvent
douloureusement l’efficacité, en commençant par les techniques
militaires. Les Araucans du Chili et les Chichimèques du Mexique
empruntèrent le cheval et les armes à feu à leurs ennemis espagnols [66].
Certains poussèrent la volonté d’adaptation jusqu’à l’imitation
systématique de toutes les techniques des colons. Les cinq tribus
civilisées du sud-est américain copièrent les charrues, les moulins, les
cultures et le bétail de leurs voisins blancs et leur empruntèrent
l’institution de l’esclavage, pour leur malheur. Le cherokee Sequoyah
inventa même un alphabet original pour transcrire la langue de son
peuple [67].
Mais cette imitation volontaire reste opposée à la colonisation dans la
mesure où elle vise à conserver l’indépendance. Le succès de la
tentative dépend des rapports de force.
L’assimilation proprement dite implique une volonté de
fusion des deux populations indigène et immigrée en un peuple nouveau.
Pour l’indigène, l’assimilation est le moyen d’échapper à sa condition
d’infériorité en s’identifiant aux nouveaux venus auréolés de leur
prestige de vainqueurs et de bâtisseurs. La première réaction du
colonisé, selon Albert Memmi, est « l’amour du colonisateur et la haine
de soi » [68]. Les « Jeunes Algériens » formés par l’école française sont le meilleur exemple de cette réaction [69].
Mais le colon a-t-il intérêt à favoriser l’assimilation ? Les attitudes
des différents peuples colonisateurs ont été différentes suivant les
traditions nationales et suivant les religions : les protestants
imprégnés par l’esprit exclusiviste de l’Ancien Testament se sont
montrés nettement plus racistes que les catholiques, universalistes par
définition. Mais la distinction la plus importante est numérique. Si les
colons sont nettement plus nombreux que les indigènes, le sort de ces
derniers leur est indifférent : assimilés ou irréductibles, ils ne
comptent pas. Au contraire, quand les colons sont minoritaires, leur
avenir dépend de l’évolution de la masse indigène. Si elle reste
étrangère à la colonie, celle-ci est comparable à un château bâti sur le
dos d’un dragon : s’il reste endormi comme au Pérou, la colonie dure,
s’il se réveille comme en Algérie, elle est perdue. Mais une colonie
minoritaire peut assurer son avenir en s’assimilant la majorité de la
population indigène.
Nous rassemblons sous le vocable d’assimilation
l’ensemble des procédés qui permettent d’effacer ou d’estomper les
différences entre colons et indigènes et de réduire ainsi les risques
d’affrontement violents entre ces deux populations. L’assimilation peut
être juridique, c’est l’égalité des droits et des devoirs, qui pour être
efficace doit entrer dans les faits ; sociale, c’est l’égalité des
chances de promotion et l’abolition de la coïncidence entre la
stratification sociale et la superposition des races ; religieuse, elle
développe une conscience communautaire qui transcende les anciennes
oppositions culturelles ; linguistique, elle permet de se comprendre et
de s’entendre en abolissant l’une des plus efficaces barrières entre les
hommes ; physique enfin, par le métissage qui estompe les signes les
plus visibles d’appartenance à l’une ou l’autre population. L’inclusion
du métissage impose le terme d’assimilation, plus général que celui
d’acculturation.
C’est en Amérique latine que tous ces moyens
d’assimilation ont été mis en œuvre sur la plus large échelle.
Conjointement à la crise démographique des XVIe et XVIIe siècles, ils
expliquent le succès de la colonisation minoritaire espagnole et
portugaise. Le succès n’est pas complet, puisque la stratification
sociale reste calquée sur l’échelle des couleurs de peau, et que le
préjugé de couleur imposé par les blancs obsède la société multiraciale
dans son ensemble. C’était même un thème courant dans l’idéologie
européenne et latino-américaine du XIXe siècle que d’attribuer au
métissage la responsabilité du retard économique, social et politique de
l’Amérique panachée sur l’Amérique blanche [70].
Mais la situation des anciens colons latino-américains est préférable à
celle de leurs homologues d’Afrique du Nord, chassés par la
« décolonisation », et d’Afrique du Sud, qui vivent dans l’angoisse du
« péril noir » faute de pouvoir assimiler la majorité indigène. Dans un
pays peuplé d’une majorité de métis, comme le Mexique, la
« décolonisation » est impensable.
En Algérie, les instruments de la politique
d’assimilation étaient moins nombreux. La France laïque ne pouvait faire
de prosélytisme chrétien, et les militaires savaient qu’une telle
politique aurait infailliblement provoqué une révolte générale. L’Islam
étant un phénomène spirituel et temporel, l’assimilation juridique
semblait impossible, et dans ces conditions l’assimilation politique
aurait entraîné la fin de la prépondérance française dans la colonie et
l’échec de l’assimilation. Le seul moyen d’action était l’assimilation
linguistique par l’école française, véhicule des « idées modernes » qui
pouvaient diminuer l’empire des préjugés théocratiques. Mais le petit
nombre des intellectuels indigènes les plaçait dans une situation
inconfortable par rapport à la masse de leur peuple, attachée à ses
valeurs traditionnelles et hostile à l’assimilation. C’est pourquoi une
partie d’entre eux réclama en 1936 l’intégration et non plus
l’assimilation. Jacques Soustelle, ethnologue réputé, s’est fait le
théoricien de l’intégration, qui, a-t-il souvent répété n’est pas
l’assimilation : Assimiler un individu ou un groupe revient à le
conformer entièrement au modèle offert par une autre société. L’intégrer
dans cette société serait l’y faire participer en lui laissant sa
personnalité antérieure. En théorie, la différence est nette, mais en
pratique ?
L’assimilation est rarement totale. Elle est absolue
dans le cas d’un individu pris en charge peu après sa naissance. Sa
culture est entièrement d’adoption ; seul son type physique peut trahir
son origine. Mais un individu assimilé après avoir reçu un premier
bagage culturel garde des souvenirs qui le distinguent de ses nouveaux
compatriotes. Et un groupe immigré ou évoluant dans son pays conquis
garde toujours pour son usage interne une sous-culture qui le
singularise, fût-elle réduite à un patois, à un accent ou à des recettes
de cuisine. L’assimilation d’un groupe est déjà une intégration.
Inversement, l’intégration comporte une part d’assimilation, puisque la
participation à une société implique la maîtrise de sa langue, et des
valeurs culturelles qu’elle véhicule. Prétendre conserver intacte la
personnalité du groupe à intégrer, c’est promettre l’impossible :
comment les deux cultures pourraient-elles coexister dans le même esprit
sans se mélanger ? L’assimilationniste Rabah Zenati observait que
l’assimilation n’est pas à sens unique :
« L’épouvantail de "l’absorption" est
dans la bouche de tous les trublions indigènes, et nul ne semble
concéder que les peuples en présence s’absorbent mutuellement et
quesienAlgérielesindigènesse francisent chaque jour, les Français
s’arabisent dans une certaine mesure. Personne ne peut aller à
l’encontre des lois inéluctables de la nature. En attendant que les deux
éléments en présence se pénètrent intimement à travers les siècles, le
rapprochement, la collaboration loyale, l’union des cœurs et des esprits
restent la formule la plus saine et la plus rationnelle. L’idéalisme,
ou plutôt le paradoxe, est dans l’affirmation de faire vivre côte à côte
deux peuples, deux civilisations sans qu’un phénomène d’osmose et
d’endosmose se produise. Bien naïf serait celui qui croirait à une telle
aberration des lois universelles [71]. »
En Algérie il n’y eut pas de « fusion de races », mais un « métamorphisme de contact », suivant l’expression d’Émile Félix Gautier.
En Algérie il n’y eut pas de « fusion de races », mais un « métamorphisme de contact », suivant l’expression d’Émile Félix Gautier.
Pourtant l’assimilation réciproque reflète les rapports
de force matériels et culturels entre les deux sociétés : la plus
puissante, ou la plus avancée, donne plus qu’elle ne reçoit. Rome
romanisa la Gaule vaincue, mais « Graecia capta ferum victorem cepit ».
Les conquérants européens, imbus de leur supériorité de civilisateurs,
n’avouent pas volontiers leurs emprunts. L’intégration réclamée par les
partisans de l’Algérie française n’était pas celle de la minorité
européenne dans la majorité musulmane, mais celle de l’Algérie dans la
France. Et la France ne songeait pas à s’arabiser pour garder l’Algérie.
L’Algérie française impliquait l’assimilation. Depuis l’édit de Villers
Cotterets en 1539, le « commun langage françois » est le fondement de
l’unité de l’État. Son enseignement est une affaire d’État : tous les
Français doivent parler leur langue nationale. Mais si quelques-uns
veulent en outre parler une autre langue, libre à eux : c’est une
affaire privée. Imagine-t-on que l’État français aurait pris la peine de
scolariser en arabe ou en berbère la jeunesse algérienne ? La
scolarisation générale n’aurait pu aboutir qu’à la primauté de la langue
française, comme en métropole. Quant à la religion musulmane, l’État
français l’admet aussi bien qu’une autre dans sa neutralité religieuse.
Sur le plan du droit, les plus ardents partisans musulmans de
l’intégration préconisaient l’alignement progressif du droit musulman
sur le code civil. Étant donné qu’à partir de 1955 la politique
d’intégration excluait toute solution fédérale, la différence entre
l’intégration et l’assimilation n’était plus évidente.
On remarquera que les colonies rattachées à une
métropole, comme l’Algérie française ou les provinces portugaises
d’Afrique, étaient favorables à une politique d’assimilation ou
d’intégration, alors que des colonies sans métropoles comme Israël ou
l’Afrique du Sud refusent de telles solutions par crainte d’être
submergées par le nombre de leurs voisins. Le poids numérique des
métropoles explique cette opposition de principes entre ces deux types
de colonies, qui n’empêche pas une certaine solidarité [72] contre le péril commun, la « décolonisation ».
Lénine s’indignait en 1907 que le Congrès socialiste de
Stuttgart ait sérieusement discuté les thèses de Van Kol favorables à
une « politique coloniale socialiste » [73].
Mais n’a-t-il pas lui-même réalisé cette formule en transformant
l’ancien empire russe en URSS ? La politique appliquée depuis 1917
prouve que l’intégration différente de l’assimilation à la française
n’est pas une vue de l’esprit. Elle part du principe de l’égalité de
toutes les nationalités et de la nécessité de les faire évoluer pour
qu’elles accèdent au même niveau de progrès économique et social. Mais
qu’est-ce qu’une nationalité ? Chaque langue parlée définit une
nationalité, qui est reconnue comme corps politique fédéré dans l’Union
et qui reçoit tous les moyens de développer sa culture propre, à
conditions que le contenu en soit progressiste et socialiste. Ni la
religion ni la race ne peuvent fonder une nationalité : les dangers
panislamique et pantouraniste sont ainsi écartés. Car si l’Union est
fondée sur le principe d’autodétermination allant jusqu’au droit de
sécession, les impératifs de la cause socialiste imposent un État
centralisé. Fondée sur la dialectique marxiste, la politique soviétique
combine la plus large autonomie culturelle et linguistique des
nationalités avec leur fusion dans le creuset générateur de l’homo sovieticus,
au moyen des brassages de populations et des mariages mixtes, qui
justifient l’enseignement universel d’une langue commune : le russe. A
l’opposé de l’État français, l’État soviétique a fait un grand effort
pour développer les cultures nationales, tout en poursuivant comme lui
une politique d’assimilation. La colonisation a continué de plus belle,
sous la périphrase « défrichement des terres vierges ». Les Kazakhs sont
devenus minoritaires dans leur propre république. Mais cette
colonisation est fondée non sur l’exclusion ni sur l’exploitation d’un
peuple par un autre, mais sur l’association de tous les peuples à
l’œuvre commune, qui doit également profiter à tous. Étrangère à tout
darwinisme social, la politique soviétique des nationalités abolit la
distinction entre colonisateurs et colonisés, sans abolir la
colonisation elle-même.
Ce tour d’horizon pourrait continuer avec d’autres
exemples pris dans le monde entier. C’est délibérément que nous venons
d’analyser un cas étranger à l’expansion des pays de l’Europe
occidentale et de leurs ancêtres gréco-romains. Notre démonstration a
semblé accepter trop longtemps une conception erronée qui identifie la
colonisation à l’expansion des peuples d’Europe occidentale dans le
monde entier par la voie maritime entre la fin du XVe siècle et le
milieu du XXe. A en croire l’idée commune, la colonisation aurait été
une phase de l’histoire du monde, ouverte avec la conquête de l’ empire
des océans par quelques pays européens et close par la triple action du
communisme international, de l’anticolonialisme américain et des peuples
afro-asiatiques réunis à Bandoung en 1955 [74].
Seuls quelques gouvernements réactionnaires s’obstineraient à nier que
l’ère de la colonisation est définitivement terminée. L’ère de la
« décolonisation » lui a succédé. Ainsi la colonisation apparaît-elle
comme un phénomène transitoire, voire éphémère à l’échelle des temps
historiques.
Cette conception nous semble fausse, parce que la
colonisation n’est qu’une partie de l’expansion européenne, dont
l’exploitation, la domination et l’assimilation ne sont pas des aspects
moins importants, et parce qu’inversement l’expansion européenne n’est
qu’une partie de la colonisation mondiale. D’abord, la colonisation par
voie de terre n’en est pas moins une colonisation : que l’on songe à
l’expansion russe en Sibérie, à la « marche vers l’Est » des Allemands,
ou encore à l’élargissement périphérique de l’espace chinois et à la
descente méthodique du peuplement vietnamien vers le Sud. Ensuite, la
colonisation, navale ou terrestre, n’est pas un monopole de l’Europe.
Les Aryens de l’Inde ont traversé la mer pour aller peupler Ceylan, les
Chinois Formose, Haï-Nan, et Singapour, les japonais, Hokaïdo... C’est
par la terre ferme qu’aujourd’hui les Chinois vont coloniser la
Mandchourie, la Mongolie intérieure, le Sinkiang et le Tibet, dont la
capitale est peuplée aux deux tiers par des Chinois. C’est en longeant
la côte que les Vietnamiens ont submergé le Champa et absorbé un tiers
du Cambodge :
« Au cours de cette entreprise coloniale
réussie (car ce ne fut rien d’autre) le gouvernement vietnamien décida
de donner au processus employé le statut d’une institution d’État et, en
1481, les don-diên furent créés. Comme les colonies romaines 1.550 ans plus tôt, ou les nakhal israéliens 500 ans plus tard, ou les wehrbauern austro-allemands au début du XVIIIe siècle, les don-diên [75]
étaient des colonies agricoles que l’État octroyait aux fermiers, pour
la plupart d’anciens soldats qui, en échange, assuraient la défense de
la nouvelle frontière. Les membres du don-diên
étaient des hommes rudes et intrépides, décidés non seulement à défendre
ce qu’ils possédaient, mais aussi à repousser la frontière un peu plus
vers l’ouest. »
En outre, la colonisation existait bien avant le XVe siècle. Au temps des royaumes combattants le Yang Tsé Kiang était la frontière du pays chinois ; le sud barbare fut conquis et lentement colonisé à partir du règne de Tsin Che Houang Ti. En Europe, le Drang nach Osten des colons allemands au-delà de l’Elbe eut lieu pour l’essentiel aux XIIe et XIIIe siècles. Ce fut pourtant l’une des plus grandes entreprises de colonisation de l’histoire, comparable aux exemples antiques plus souvent cités. Enfin la colonisation continue de nos jours au Brésil, en Australie, en Chine, en U.R.S.S., en Israël... Les journaux publient de séduisantes annonces par lesquelles les gouvernements du Canada, de l’Afrique du Sud, de l’Australie ou d’ailleurs tentent d’allécher des immigrants qui viendront renforcer un peuple trop peu nombreux pour mettre en valeur de trop vastes ressources. La construction de la route transamazonienne et le massacre des Indiens au Brésil inspirent les journalistes. Comment croire que la colonisation est terminée ? Tant que la répartition de la population sur la surface de la terre restera aussi inégale qu’elle est aujourd’hui, en fonction d’une densité optima variable suivant les conditions régionales, les zones de basse pression continueront d’attirer des flux de population en provenance des régions d’entassement. Il est vrai que les frontières s’opposent à la libre migration des hommes. Un pays surpeuplé comme le Japon n’a pas le droit d’envoyer des colons vers un territoire étranger sans le consentement de son propriétaire, et l’on sait bien que les peuples européens ont mis la main sur la moitié du monde et en ont pratiquement exclu les Asiatiques [76]. L’ordre international étant ce qu’il est, l’immigration dépend entièrement des besoins des pays d’accueil. La seule colonisation possible sans changement du statut territorial actuel est une colonisation intérieure [77].
En outre, la colonisation existait bien avant le XVe siècle. Au temps des royaumes combattants le Yang Tsé Kiang était la frontière du pays chinois ; le sud barbare fut conquis et lentement colonisé à partir du règne de Tsin Che Houang Ti. En Europe, le Drang nach Osten des colons allemands au-delà de l’Elbe eut lieu pour l’essentiel aux XIIe et XIIIe siècles. Ce fut pourtant l’une des plus grandes entreprises de colonisation de l’histoire, comparable aux exemples antiques plus souvent cités. Enfin la colonisation continue de nos jours au Brésil, en Australie, en Chine, en U.R.S.S., en Israël... Les journaux publient de séduisantes annonces par lesquelles les gouvernements du Canada, de l’Afrique du Sud, de l’Australie ou d’ailleurs tentent d’allécher des immigrants qui viendront renforcer un peuple trop peu nombreux pour mettre en valeur de trop vastes ressources. La construction de la route transamazonienne et le massacre des Indiens au Brésil inspirent les journalistes. Comment croire que la colonisation est terminée ? Tant que la répartition de la population sur la surface de la terre restera aussi inégale qu’elle est aujourd’hui, en fonction d’une densité optima variable suivant les conditions régionales, les zones de basse pression continueront d’attirer des flux de population en provenance des régions d’entassement. Il est vrai que les frontières s’opposent à la libre migration des hommes. Un pays surpeuplé comme le Japon n’a pas le droit d’envoyer des colons vers un territoire étranger sans le consentement de son propriétaire, et l’on sait bien que les peuples européens ont mis la main sur la moitié du monde et en ont pratiquement exclu les Asiatiques [76]. L’ordre international étant ce qu’il est, l’immigration dépend entièrement des besoins des pays d’accueil. La seule colonisation possible sans changement du statut territorial actuel est une colonisation intérieure [77].
Si la colonisation continue, on ne peut prétendre que la
décolonisation lui a succédé. Des cas de décolonisation sont
constatés : celui de l’Algérie est le plus frappant. Mais il est faux de
présenter la décolonisation comme un phénomène à la fois universel et
irrésistible. Le nombre des colons chassés par la décolonisation est
infime comparé à la masse de ceux que rien ne menace. Et leur départ
peut être compensé par les progrès de la colonisation dans d’autres
pays. Tout au plus peut-on parler d’un recul de la colonisation
européenne dans certaines parties du monde. Nous pourrons croire en
l’universalité de la décolonisation le jour où une armée de libération
panamérindienne défilera victorieuse dans New York abandonnée par ses
habitants. Autant dire jamais . Loin d’être un phénomène universel et
inéluctable, la décolonisation est un fait contingent et limité. Elle
n’affecte que les régions où le rapport des forces s’est montré
défavorable à la colonisation [78],
qui ne pouvait se maintenir qu’avec le soutien de la métropole. Or
l’embourgeoisement général des pays européens, en diminuant les facteurs
d’émigration, leur enlève toute raison de coloniser. L’exception
apparente confirmait la règle : le Portugal est le pays le plus pauvre
de l’Europe occidentale. Il est donc vrai que l’optimum de la
colonisation européenne est dépassé.
La colonisation n’est pas un phénomène éphémère. Le
colon s’installe à demeure pour toujours, il ne « décolonise » que
contraint et forcé. La fin de la colonisation n’est pas la
« décolonisation » : la fin de la colonisation est la normalisation, la
maturation d’un pays comme les autres. Au terme de quelques générations,
les colons sont des indigènes, nés dans le pays, dans leur pays. Nous
sommes tous, à plus ou moins long terme, descendants de colons. Comme
l’écrivait Maxime Rodinson :
« Les colons et colonisateurs ne sont
pas des monstres à face humaine. au comportement stupéfiant, comme on le
croirait souvent à lire les intellectuels de gauche. Je suis
anti-colonialiste et anti-raciste, mais ne puis renoncer pour cela à
expliquer le colonialisme et le racisme par des facteurs sociaux et
psychologique des plus répandues et des plus banaux, auxquels nul ne
devrait jurer qu’il est inaccessible. Le fait d’appartenir à un groupe
colonisateur n’est pas le crime indicible et irrémissible qu’on imagine
dans les cafés des boulevards Saint-Germain et Saint-Michel. Qui en est
innocent ? Seul le temps passé depuis l’usurpation varie [79]. »
La colonisation inspire des jugements divergents à ceux qu’elle place dans des situations opposées. Son dynamisme, et les réactions qu’il provoque, en font une redoutable cause de conflits. Pour les apaiser, ce ne sont pas les bons sentiments qui manquent, mais le bon sens. Comment instaurer la justice entre les nations sans établir au préalable la justesse dans les esprits ? Cet article, à la fois trop long et trop sommaire, n’a pas besoin d’une autre justification.
La colonisation inspire des jugements divergents à ceux qu’elle place dans des situations opposées. Son dynamisme, et les réactions qu’il provoque, en font une redoutable cause de conflits. Pour les apaiser, ce ne sont pas les bons sentiments qui manquent, mais le bon sens. Comment instaurer la justice entre les nations sans établir au préalable la justesse dans les esprits ? Cet article, à la fois trop long et trop sommaire, n’a pas besoin d’une autre justification.
Guy Pervillé
Cet article a été choisi une deuxième fois pour être
traduit en italien afin de fournir la matière de la thèse de traduction
d’une élève de l’École supérieure d’interprètes de Trieste, Mlle Rosanna
Flaiani, sous la direction du professeur Pasqualina Rossi-Pettener :
"Che cos’e’ la colonizzazione ?" di Guy Pervillé, evoluzione semantica
ed evoluzione culturale, Universita degli studi di Trieste, Scuola
superiore di Lingue moderne per interpreti e traduttori, tesi di Laurea
in traduzione, anno academico 1981-1982.
[1] « Israël, fait colonial ? », par Maxime Rodinson, dans Les Temps Modernes n° 253 bis, dossier sur le conflit israélo-arabe (1967), pp. 17-88.
[2]
Inventé par les anticolonialistes (Molinari, 1895), le mot
« colonialisme » est péjoratif dès le début. Cf. Charles-Robert Ageron, L’anticolonialisme en France de 1871 à 1914, Paris, PUF, 1973, p. 5.
[3] Dans L’ami des hommes, le marquis de Mirabeau en distinguait trois.
[4] Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, Paris, Le Seuil, 1966, pp. 21-22.
[5] Thème développé par Herbert Lüthy, « Colonization and the making of Mankind », Journal of Economic History, XXI, pp. 483-495.
[6] Cité par Raoul Girardet, L’idée coloniale en France, Paris, La Table Ronde, 1972, p. 113.
[7] James Burnham, L’ère des organisateurs.
[8] Heinrich Friedjung, Das Zeitalter des Imperialismus, Berlin, 1919-1922, cité par Heinz Gollwitzer, L’impérialisme de 1880 à 1918, Paris, Flammarion, 1970, p. 13.
[9] Raymond Aron, République impériale, Paris, Calmann-Lévy, 1973, pp. 260-262.
[10] Cité dans Gollwitzer, op. cit., pp. 118-119.
[11] Richard Koebner, Empire, Cambridge University Press, 1961. Richard Koebner et Helmut Dan Schmidt, Impérialism. The story and significance of a political word, 1840-1960, Cambridge, 1964. (Compte rendu par Henry Brunschwig : « Empires et impérialismes », Revue historique, juillet-septembre 1965.)
[12] Dans Gollwitzer, op.cit.,p. 136. Cité par Lénine d’après Die Neue Zeit, XVI, 1, 1898, p. 304.
[13] Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.
[14] Textes dans Marcel Merle, L’anticolonialisme européen de Las Casas à Marx, Paris, Armand Colin, 1969.
[15] Henri Brunschwig, Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français, Paris, Armand Colin, 1960, p. 101.
[16]
Répartition des investissements extérieurs en 1914 : Royaume-Uni 47 %
dans l’Empire et 53 % à l’étranger ; France 9 % et 91 %, Allemagne 1 %
et 99 %.
[17] Op. cit., pp. 64-65 ; voir aussi p. 11.
[18]
Quelle est alors la différence entre l’impérialisme et le
« libéralisme » de l’époque précédente ? La dépendance économique des
États latino-américains remonte à cette époque « libérale ».
[19] François Perroux : « Esquisse d’une théorie de l’économie dominante », dans Économie appliquée, n° 2-3, 1948.
[20] R.P. Muller. Cité par Aimé Césaire, « L’impossible contact », dans Chemins du monde, « Fin de l’ère coloniale ? », 1948, p. 109.
[21] Ibid.
[22] De l’Esprit des lois, 1748, livre XV, chap. V.
[23]
Dans son article « Israël fait colonial ? », Maxime Rodinson constate
les effets « de stéréotypes d’une grande puissance psychologique. Le
colonisé, c’est l’être famélique en haillons, la crainte dans les yeux,
traqué et misérable, quêtant anxieusement un morceau quelconque de
nourriture. Le colonisateur, c’est la brute militaire ou civile, jouant
avec arrogance de sa badine, se pavanant sur un pouce tiré par des
coolies exténués ou encore, abruti et demi-ivre, violant les petites
filles noires », op. cit., p. 23.
[24] Voir K.M. Panikkar, L’Asie et la domination occidentale, Paris, Le Seuil, 1956, p. 66.
[25] Article « Colonisation », par Jules Duval, dans le Dictionnaire général de la politique, de Maurice Block, Paris, 1863, pp. 401-405.
[26] De l’Esprit des lois, XXI, 21.
[27]
Elles existaient dès l’époque libérale, comme l’a montré Jean
Bouvier : « L’installation des réseaux des intérêts matériels européens
en Méditerranée : XIXe-XXe siècle », dans L’impérialisme, colloque d’Alger, Alger, SNED, 1970, pp. 29-48.
[28] Jules Harmand, Domination et colonisation, Paris, Flammarion, 1910, p. 102.
[29] Jules Duval, op. cit., p. 401.
[30]
En Algérie, pour les élections aux Délégations Financières, la loi
distinguait les « colons » et les « non colons », c’est-à-dire les
propriétaires fonciers et les membres des professions non agricoles,
parmi les représentants de la population immigrée. C’est un sens étroit.
[31] Op. cit., p. 401.
[32] Jules Harmand, op. cit., pp. 111-112.
[33] Jules Duval, op. cit., p. 402.
[34] M. Reinhard, A. Armengaud et J. Dupaquier , Histoire générale de la population mondiale,
Paris, Monchrestien, 1968, p. 272 : « Le pacte colonial, ou régime de
l’exclusif, montre clairement que les métropoles recherchaient un
supplément d’activité économique, de richesse et de puissance : les
populations n’entraient guère en ligne de compte qu’à la façon d’une
indispensable main-d’œuvre ».
[35] Montesquieu accuse les colonies de dépeupler les métropoles. Lettres persanes, CXXI, texte dans Marcel Merle, op. cit., pp. 121-123.
[36] Marcel Merle, op. cit., pp. 123-127.
[37]
Favorisée par la politique britannique jusqu’en 1939, la colonie
sioniste de Palestine se présenta en victime de l’impérialisme
britannique lorsque celui-ci limita l’immigration et la vente des terres
pour se concilier les Arabes.
[38]
« A colony in the fullest sense of our usage of the term can arise
only where the European colonist may look on his adopted habitation as
his permanent home, where he can found a family and rear his children in
robust health, where his ans their growing patriotism may come to
regard their interests as bound up with the well-being of the community
of which they form a part ».
[39] Jules Harmand, op. cit., p. 108, Excellente définition de l’Algérie française, p. 109.
[40] Sociologie coloniale. Introduction à l’étude du contact des races,
Paris, 1932, p. 37. L’auteur insiste sur la précarité des « colonies
sans drapeau », à juste titre comme le montre aujourd’hui le sort des
Indiens en Afrique orientale. Mais la colonisation sans drapeau peut
aboutir dans certains cas à la prise du pouvoir par les colons infiltrés
(Américains au Texas et à Hawaï, sionistes en Palestine).
[41] Jules Harmand, op. cit., p. 110.
[42] De la démocratie en Amérique, livre I (1835), chapitre 9.
[43] Raoul Girardet, op. cit., pp. 19-20.
[44] Oliver La Farge, Histoire des Indiens, Grown Publishers, 1956, Club du Livre du Mois, s.d.
[45] Cité par Frederick W. Turner, Introduction aux Mémoires de Geronimo, Paris, Maspéro, 1972, p. 9.
[46]
En réalité la population de l’Algérie en 1830 était vraisemblablement
voisine de trois millions, et elle a diminué d’un tiers pendant les
quarante années de la conquête. Voir Lucette Valensi, Le Maghreb avant la prise d’Alger. Paris, Flammarion, 1969.
[47]
De même David Ben Gourion reconnaissait volontiers que dès son arrivée
en Palestine il avait senti et compris la haine des Arabes envers le
sionisme et qu’il la jugeait tout à fait naturelle et légitime : à leur
place, il n’aurait pas réagi autrement. Mais il n’était pas à leur
place.
[48] Michel Launay, Paysans algériens, Paris, Le Seuil, 1962, p. 63.
[49] Yves Lacoste, Géographie du sous-développement, Paris, PUF, 1968, p. 76.
[50] Moshé Smilansky, Dans la steppe, Tel Aviv, s.d., Œuvres, tome I, 1891-1893, p. 47. Eli Lobel, Les juifs et la Palestine, suivi de Les Arabes en Israël par Sabri Geries, Paris, Maspéro, 1969, pp. 26 et 74. Nathan Weinstock, Le sionisme contre Israël, Paris, Maspéro, 1969, p. 80.
[51] Hildebert Isnard, Le Maghreb, Paris, PUF, 1971, pp. 56-58 et 61.
[52] Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, 1957, pp. 63-72-73
[53] Les métropolitains en ont une autre image : brutalité, matérialisme, etc.
[54] Frédérich W. Turner, op. cit., p. 9.
[55] Jules Roy, La guerre d’Algérie, Paris, Julliard, 1960, p. 21-22. C’est nous qui soulignons.
[56] A. Memmi, op. cit., p. 101.
[57] C’est nous qui soulignons.
[58] Elle, n° 1370, 20 mars 1972.
[59] A. Memmi, op. cit., p. 96.
[60]
Le président Salazar déclarait : « Nous croyons qu’il y a des races
décadentes, ou arriérées, comme on voudra, vis-à-vis desquelles nous
devons assumer la tâche de les appeler à la civilisation, travail de
formation humaine qui doit être accompli avec humanité ». Cité par
Vincent Monteil, Soldat de fortune, Paris, Grasset, 1966, p. 357.
[61] Albert Memmi, op. cit., p. 76.
[62] Marcel Merle, op. cit., pp. 56-60.
[63] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, livre I, chap. 10.
[64] Ibid.
[65] Ibid. : « On ne saurait détruire les hommes en respectant mieux les lois de l’humanité ».
[66] Nathan Wachtel, La vision des vaincus, Paris, Gallimard, 1971, pp. 283-299
[67] Oliver La Farge, Histoire des Indiens.
[68] A. Memmi, Portrait du colonisé, p. 157.
[69] Charles-Robert Ageron, « Le mouvement Jeune Algérien » de 1900 à 1923 dans Études Maghrébines,
Paris, PUF, 1964, pp. 217-243. Voir aussi notre étude sur « Le
sentiment national des étudiants algériens de culture française de 1912 à
1962 », dans Relations Internationales, n° 2, novembre 1974.
[70] J. Harmand, op. cit., p. 111.
[71] Rabah Zenati, Le problème algérien vu par un indigène, Paris, 1938, pp. 68-69.
[72] Solidarité imparfaite. Seule la droite israélienne se sent des affinités avec l’Afrique du Sud.
[73] Hélène Carrère d’Encausse et Stuart Schram, Le marxisme et l’Asie, Paris, Armand Colin, 1965, pp. 25-26 et 156-172.
[74] Raimondo Luraghi, Histoire du colonialisme, des grandes découvertes aux mouvements d’indépendance, Verviers, Marabout, 1967.
[75]
« De dôn (fort) et dién (rizière). Ce procédé fut aussi utilisé par
les Chinois au cours de leur poussée vers le sud et le système
vietnamien était une adaptation d’un modèle chinois antérieur. » Note et
citation de Bernard Fall, Les deux Vietnam, Paris, Payot, 1967, pp. 23-24.
[76]
L’émigration vers le nouveau monde servit aux Européens de soupape de
sûreté pendant la dévolution démographique du XIXe siècle. Les actuels
peuples sous-développés, dont l’explosion démographique est encore plus
préoccupante, ne disposent pas d’une pareille soupape de sûreté.
[77]
Colonisation organisée par un État au moyen de ses propres
ressortissants et d’immigrants étrangers agréés et souvent recrutés par
cet État. C’est ainsi que les souverains de Prusse, d’Autriche et de
Russie colonisèrent leurs provinces sous-peuplées au XVIIIe siècle.
[78]
En général des colonies nominales, territoires à peine colonisés,
voire pas du tout comme l’Inde, l’Afrique du Nord et en particulier
l’Algérie étaient trop colonisées pour que la « décolonisation » se
fasse à l’amiable, mais pas assez pour lui échapper. Les colonies
minoritaires comme l’Afrique du Sud restent exposées à ce risque. Les
colonies majoritaires ne risquent rien, sauf Israël, majoritaire dans
ses frontières mais minoritaire dans son environnement hostile.
[79] « Israël fait colonial ? », art. cité, p. 85.
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