Pollution de l’air : 38 000 morts par an dans le monde, dont 48 000 en France…

Philippe Stoop 
29.08.2018



 

Avis au lecteur pressé : non il n’y a pas d’erreur dans le titre, si vous n’avez le temps de lire en détail, rendez-vous au dernier paragraphe
– la rédaction

La présentation récente du plan anti-pollution du gouvernement français a été l’occasion pour beaucoup de médias de rappeler un chiffre impressionnant : la pollution de l’air par les particules fines causerait 48 000 morts par an en France. Malgré son caractère surprenant (cela signifie que 9% environ des décès seraient provoqués par la pollution), ce chiffrage a fait l’objet de peu de réserves dans la presse, et encore moins dans les milieux politiques (Anne Hidalgo avait déjà employé cet argument en 2017 pour le plan anti-pollution de la Ville de Paris). Il est vrai qu’il provient d’une source peu soupçonnable, puisqu’il s’agit d’un rapport de l’Agence Santé Publique France (SPF)[i], qui a évalué le nombre de décès prématurés attribuables en France aux particules PM 2,5 (particules de rayon inférieur ou égal à 2,5 mm), en utilisant un nouveau modèle mathématique, qui repose sur une carte de la pollution de l’air spatialisée sur l’ensemble du territoire français, à l’échelle des communes. Mais ce chiffre de 48 000 morts peut-il être pris comme base de réflexion sans précaution ? Et que mesure-t-il exactement ? Une lecture attentive du rapport SPF révèle bien des surprises…


Une fourchette d’incertitude entre 11 et 48 000 morts !
La première précaution à prendre (la seule mentionnée dans le communiqué de presse de SPF, et donc la seule reprise parfois par quelques médias plus vigilants que les autres) est de noter que 48 000 n’est que le haut d’une fourchette d’incertitude particulièrement béante. En effet, le nombre de décès prématurés calculés par le modèle de SPF varie très fortement en fonction du niveau de base de pollution considéré comme « normal » : de 48 000 décès annuels si on prend comme référence les parties du territoire français les moins polluées… à 11 décès si on prend comme référence le seuil de particules fines recommandé par l’OMS ! Il est toutefois évident que SPF privilégie très clairement l’interprétation maximaliste de 48 000 décès, et c’est d’ailleurs le seul chiffre qu’ont cité la plupart des journaux qui ont rendu compte de cette publication. Même si SPF ne l’exprime pas très explicitement, cela revient donc à critiquer sévèrement les normes actuelles sur la pollution de l’air. L’ INVS (organisme désormais intégré dans SPF) avait d’ailleurs déjà remis en cause ces normes dans une étude précédente, qui portait sur les mortalités à court terme causées par les pics de pollution[ii]… en oubliant au passage ses propres travaux sur les effets de la canicule (les effets à court terme de la pollution ont une fâcheuse tendance à ne se manifester que pendant les pics de pollutions estivaux, et non en hiver[iii]).


Un résultat purement théorique, présenté comme une vérité établie

Sur un sujet aussi grave, il paraît donc nécessaire d’examiner avec la plus grande attention les arguments et la méthode employée par SPF. De ce point de vue, le rapport présente des lacunes pour le moins surprenantes :
Il ne contient AUCUN résultat de validation du modèle utilisé, c’est-à-dire aucune comparaison entre les mortalités calculées par leur modèle dans chaque commune, et les mortalités réellement enregistrées. Quand les auteurs nous affirment que leur modèle correspond bien à la réalité, nous sommes donc obligés de les croire sur parole.
Ce calcul repose sur l’application d’un risque relatif (RR), qui définit la relation entre la mortalité et la concentration en particules fines de l’air. Dans les publications habituelles sur ce sujet, ce RR est calculé statistiquement, par le croisement entre un jeu de données sur la mortalité, et des données sur la pollution couvrant la même zone géographique. Ce n’est pas la méthode suivie par SPF, qui dans ce rapport a calculé les mortalités directement à partir de sa carte spatialisée de la pollution, avec un RR choisi par les auteurs. Ce choix méthodologique est d’autant plus audacieux que la valeur retenue est très élevée par rapport aux références bibliographiques existantes : RR=1,15 pour une augmentation de 10 μg/m3, soit plus du double des valeurs retenues par les méta-analyses précédentes que les auteurs citent dans leur bibliographie (0,6 et 0,7). La seule justification à ce choix surprenant est que cette valeur a déjà été observée en France (par les mêmes auteurs de SPF, on n’est jamais mieux servi que par soi-même…). Pourquoi pas, mais on aimerait quand même bien connaître la valeur du RR qui aurait été obtenue directement à partir des données de mortalité réelle à l’échelle de la commune. Là encore, un élément essentiel de validation du modèle de SPF manque dans le rapport.
Pour faire bonne figure sur le plan scientifique, les auteurs montrent des résultats d’une analyse de sensibilité, ce qui permet théoriquement d’évaluer la robustesse des prévisions du modèle, en fonction de l’incertitude sur ses données d’entrée. Malheureusement, cette analyse ne porte que sur des paramètres relativement secondaires, et esquive la question essentielle, liée au point précédent : quelle est l’effet de l’incertitude sur le Risque Relatif, dans l’estimation du nombre de mort prématurées ? On aimerait par exemple bien savoir ce que seraient devenus les résultats, si SPF avait retenu un RR plus classique de 0,6 ou 0,7.


Pollution de l’air contre huile d’olive

De ce fait, la discussion des résultats occulte complètement les véritables questions scientifiques posées par la méthode employée. Le modèle statistique utilisé, tout comme les études précédentes sur lesquelles il s’appuie, calcule des corrélations géographiques entre la mortalité (toutes causes non accidentelles confondues) et le niveau de pollution de l’air. Or ce type de corrélations est susceptible d’être affecté par des facteurs de confusion évidents, mais difficiles à corriger :
L’espérance de vie est fortement corrélée à la catégorie socioprofessionnelle. Or dans les grandes villes, les personnes les plus aisées habitent rarement les quartiers les plus pollués. Il y a donc là un biais potentiel évident, en particulier quand on travaille à l’échelle de la commune sur de grandes agglomérations.
A l’échelle d’un pays, les zones les moins polluées sont bien sûr des zones rurales, avec des démographies, et des modes de vie et d’alimentation, nettement distincts de ceux de populations urbaines. Il est donc hasardeux de comparer leur niveau de mortalité à celui des villes polluées. De plus, dans le cas de la France, ce type de comparaison à grande échelle géographique est compliqué par des inégalités régionales d’espérance de vie, constatées depuis longtemps par les démographes[iv]. On note en particulier un gradient Nord-Sud d’espérance de vie, qui est généralement expliqué par les bienfaits du régime alimentaire méditerranéen. Or ce gradient Nord-Sud s’observe aussi pour la concentration de PM 2,5. Par conséquent, l’effet de l’alimentation, s’il existe bien, pourrait être un facteur de confusion avec l’effet de la pollution, mais cette question n’est absolument pas abordée par SPF. Ce serait pourtant nécessaire : l’effet sur l’espérance de vie qu’ils attribuent à la pollution (3 à 4,5 ans d’écart entre les zones les plus et les moins polluées) expliquerait à lui seul la différence entre les départements où l’espérance de vie est la plus basse et ceux où elle est la plus haute. Comme l’effet supposé de l’alimentation irait globalement dans le même sens, et devrait donc s’ajouter à celui des PM 2,5, il y a forcément un des deux effets qui est imaginaire… ou bien les deux existent mais sont tous deux surestimés !





Fig 1 : A gauche, carte de l’espérance de vie à la naissance selon les départements (Données INED), à droite le gain d’espérance de vie en absence de pollution (Modèle de Santé Publique France). Les deux cartes présentent des similitudes quand on les regarde à très grande échelle (Comparaison entre le Nord et l’Est, fortement pollués, et à faible espérance de vie, et les zones montagneuses du Sud la France). Comme le gain d’espérance de vie calculé par SPF est du même ordre de grandeur que les écarts d’espérance de vie effectivement constatés entre départements, cela signifierait donc que la pollution explique à elle seule la majeure partie des hétérogénéités régionales de mortalité observées en France. C’est bien sûr possible, mais quand même assez surprenant, d’autant plus que d’autres causes sont souvent invoquées pour ces hétérogénéités, comme l’effet favorable du régime méditerranéen. Pour valider cette hypothèse de l’effet dominant des PM 2,5 sur la mortalité, il serait donc très intéressant de vérifier l’accord entre mortalité et pollution à des échelles géographiques plus fines. Par exemple, si le « couloir de surmortalité » de la vallée du Rhône calculé par le modèle SPF s’observe bien dans les statistiques de mortalité par commune, ce serait un argument décisif pour lever tous les doutes sur l’effet des PM sur la mortalité. Malheureusement, les auteurs ne fournissent aucun résultat de validation de leur modèle.

A ces problèmes de fond s’ajoutent des problèmes de forme gênants pour une publication scientifique :
Les auteurs se félicitent à plusieurs reprises de ce que leurs résultats soient cohérents avec les études précédentes, comme si cela confirmait la justesse de ses travaux. Cela n’a pourtant rien d’étonnant, puisque les résultats présentés sont simplement les simulations d’un modèle basé justement sur ces enquêtes antérieures, et non validé sur des données réelles de terrain. Leur discours, selon lequel leur étude confirmerait les évaluations précédentes des effets sanitaires de la pollution, est donc parfaitement tautologique : leur modèle ne confirme en rien les résultats précédents, il les applique simplement à une échelle géographique nouvelle
Ils emploient plusieurs fois le terme de morts évitables, ce qui est un abus de langage alarmiste, puisqu’il faudrait parler plutôt de morts prématurées. Le terme de mort évitable serait acceptable pour une maladie très rare en l’absence du facteur environnemental incriminé (du type cancer de la plèvre pour l’amiante), mais absolument pas dans le cas présent.

38 000 morts dans le monde, dont 48 000 en France ?
Dans son argumentation, cette étude de SPF penche donc dangereusement vers la pseudoscience. La présentation embrouillée laisse croire que les mortalités invoquées ont été calculées à partir des données de mortalité réelles, alors qu’en fait il s’agit de simulations théoriques faites par un modèle non validé, et dont les facteurs de confusion potentiels, pourtant évidents, ne sont absolument pas étudiés. Il faut noter que les anomalies méthodologiques que nous avons relevées ne sont pas toutes de la responsabilité des auteurs : ils ont suivi dans leurs grandes lignes les recommandations de l’OMS, qui considère l’effet des particules fines sur la santé comme démontré. Certes, les études sur lesquelles s’appuient ce consensus donnent des résultats cohérents, mais cela n’a rien d’étonnant puisqu’elles utilisent toutes peu ou prou la même méthode. Avant cette publication, plusieurs autres travaux, moins finement spatialisés, mais reposant sur les mêmes méthodes, avaient déjà obtenu des résultats de l’ordre de 40 000 décès prématurés par an en France. Cette estimation a donc fini par s’imposer, malgré son caractère surprenant (l’attribution de 9% des décès à pollution en moyenne nationale, jusqu’à 13% dans les grandes villes). Elle implique que la pollution serait le déterminant majeur des inégalités géographiques d’espérance de vie en France, ce qui est contradictoire avec les autres explications considérées aussi comme bien démontrées, l’effet de la catégorie socio-professionnelle, et celui du régime alimentaire méditerranéen. Avec sa spatialisation fine de la distribution des PM 2,5 à l’échelle de la commune, le nouveau modèle de SPF pourrait être un excellent outil pour vérifier la cohérence de l’ « hypothèse pollution » à toute échelle géographique. On note en particulier que, si le gradient Nord/Sud de particules coïncide assez bien avec le gradient d’espérance de vie, ce n’est pas le cas de leur distribution Est-Ouest. Une validation du modèle, dans les secteurs de discordance entre densité de particules fines et espérance de vie serait donc passionnante. Une occasion manquée (pour l’instant ?), puisque les auteurs se sont contentés d’utiliser leur modèle pour spatialiser plus finement des mortalités, qui ont été calculées avec des paramètres validés dans des modèles différents.

La question n’est pas de dire ici si ce chiffre de 48 000 morts par an dus aux PM 2,5 est juste ou non, puisque le rapport ne fournit pas les éléments nécessaires pour en juger. Aucun effort n’est fait pour redresser l’effet des PM 2,5 d’un effet pourtant considéré comme tout aussi scientifiquement démontré, celui du régime alimentaire. C’est comme si SPF faisait des études épidémiologiques sur le cancer du poumon, sans redresser les résultats en fonction de la consommation de tabac. Tout se passe donc comme si la mortalité chronique due aux PM 2,5 est devenu un dogme, que les spécialistes de la pollution ne cherchent plus à vérifier. Pourtant, même les tenants de cette hypothèse montrent qu’il reste bien des choses à éclaircir. Au même moment, un article paru dans Nature a chiffré les décès dus aux PM 2,5 et aux NOx[i] à 38 000/an dans le monde, dont 28 000 dans l’Union Européenne… à comparer aux 48 000 pour la France seule, et les PM 2,5 seules, calculés par SPF ! Cherchez l’erreur… ou les erreurs ?

Qui veut noyer son chien…
En résumé, ce chiffrage de 48 000 morts :
Est la fourchette haute d’un intervalle dont la fourchette basse est de … 11
Provient d’un modèle statistique purement théorique :
avec un choix méthodologique inhabituel (risque relatif choisi a priori par les auteurs, et non calculé à partir des données réelles de mortalité)
dont les auteurs ne présentent aucun élément de comparaison avec la réalité du terrain
revient à attribuer à la pollution de l’air l’intégralité du différentiel d’espérance de vie connu depuis longtemps entre le Nord et le Sud de la France, expliqué habituellement par le régime alimentaire : c’est bien sûr possible, mais cela mériterait d’être argumenté (alors que ce « léger détail » n’est même pas évoqué dans le rapport de SPF)

Rien de tout cela n’est vraiment rédhibitoire d’un point de vue scientifique, mais cela montre bien que ces fameux 48 000 morts ne relèvent à ce stade que d’une combinaison d’hypothèses audacieuses, qui auraient bien besoin d’être démontrées. Nous sommes ici dans le domaine de la spéculation théorique, et non dans le chiffrage d’un phénomène solidement démontré sur le terrain : une posture légitime pour des chercheurs (à condition qu’ils passent ensuite à la validation de leurs hypothèses…), mais plus surprenante pour une agence d’évaluation sanitaire, censée s’appuyer sur des méthodologies éprouvées… et validées au niveau international ! Et justement, c’est si on l’appliquait à l’international que le modèle SPF prendrait toute sa saveur. Nous avons vu qu’au niveau national, ce modèle estime que les particules fines seraient responsables de 9% des décès sur la France entière, campagnes comprises. Par curiosité, on aimerait savoir à quel pourcentage de la mortalité ce modèle arriverait pour une ville comme Pékin, incomparablement plus polluée que les pires villes françaises : 80, 150% ? De même, SPF affirme sans trembler que le nombre de décès en excès, causés par la pollution, serait de 48 000 si on prend comme référence les régions françaises sans pollution anthropique, et de 11 si on prend comme référence le seuil européen de 25 μg de PM2,5/m3 d’air. Cela revient à dire que la norme européenne sous-estime d’un facteur supérieur à 4000 le nombre de victimes de la pollution. Pourquoi pas ? Mais cela mériterait aussi une validation à l’international, sauf si on suppose que les Français sont un peuple particulièrement sensible à la pollution.

La prudence scientifique la plus élémentaire aurait donc conseillé de ne pas publier une hypothèse aussi audacieuse, sans fournir de comparaisons avec les données de mortalité réelle par commune, et sans avoir testé sa plausibilité dans d’autres pays que la France. Mais quand une hypothèse répond si bien aux préoccupations politiques du moment, il est parfois difficile d’attendre…



Fig. 2 : le rapport de Santé Publique Française, à l’origine du chiffre des 48 000 victimes annuelles de la pollution de l’air en France, est sorti un mois après un article de la prestigieuse revue Nature, qui tentait la même évaluation à l’échelle mondiale. La presse écologiste militante a largement relayé ces deux publications, sans jamais relever leurs contradictions évidentes :
D’un côté, une estimation de 38 000 victimes chaque année des particules fines PM 2,5 et des oxydes d’azote, à l’échelle mondiale, en incluant donc les centaines de millions d’habitants des métropoles des pays émergents
De l’autre, une estimation de 48 000 victimes pour les PM 2,5 seules, à l’échelle des 66 millions de Français, avec des niveaux de pollution aérienne pourtant nettement inférieurs.



[i] http://invs.santepubliquefrance.fr//Publications-et-outils/Rapports-et-syntheses/Environnement-et-sante/2016/Impacts-de-l-exposition-chronique-aux-particules-fines-sur-la-mortalite-en-France-continentale-et-analyse-des-gains-en-sante-de-plusieurs-scenarios-de-reduction-de-la-pollution-atmospherique

[ii] http://invs.santepubliquefrance.fr//beh/2015/1-2/pdf/2015_1-2_3.pdf

[iii] : http://www.forumphyto.fr/2016/06/13/la-peche-aux-alphas-niveau-expert-quand-les-particules-fines-nous-enfument/

[iv] https://www.ined.fr/fichier/rte/General/Publications/Population/articles/2013/population-fr-2013-3-france-conjoncture-mortalite-departement.pdf

[i] NOx : Oxydes d’azote


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